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Une guerre de sept ans
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La catastrophe du Boivre
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Une si longue occupation
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Portraits de guerre
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Echo d'un pays disparu
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Poche de Saint-Nazaire
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Extraits de " Écho d’un pays disparu "

Récits de la vie ordinaire en pays de Retz de 1900 à 1960

Geste-Editions 2010  ( 4 parties - 17 chap - 280 p)
Extraits de Saint-Père-en-Retz entre 1920 et 1960
à travers les souvenirs de Colette Charrier (1ère partie)

[...]

Souvenir de Fernand Oliveau, curé de La Sicaudais. Intraitable face à l’Allemand occupant sa commune transformée en camp retranché* , et tout aussi inflexible avec ses paroissiens sur les rites et les obligations morales et religieuses. Mais qui pouvait deviner que le rustique Briéron nourrissait une telle dévotion pour la Sainte Vierge ? Lors des fêtes mariales, il était tellement ému pendant son sermon que les larmes lui coulaient spontanément. Il relevait alors sa soutane et tirait de sa poche un mouchoir « tabatou »** grand comme une serviette de table avec lequel il s'essuyait les yeux. Et les enfants de rire sous cape. Le jour du baptême de ses nièces, Colette se souvient de sa soutane lustrée devenant verte par endroits, et du pompon de la barrette à moitié mangé par les souris. Sans doute sortait-il de quelques travaux de jardinage ou de l’entretien de ses vaches, car la famille fut médusée quand on le vit glisser son pouce à l’ongle très noir dans la bouche du bébé pour lui mettre le sel sur la langue.

*. Le rôle de Fernand Oliveau pendant la guerre et en particulier pendant la poche de Saint-Nazaire est évoqué dans le chapitre IV de Portraits de guerre, ouvrage du même auteur (Geste-éditions - 2007).

** Il s’agissait de mouchoirs couleur tabac, peu salissant pour les priseurs et les chiqueurs. Certains portaient aussi ce mouchoir « tabatou » autour du cou pour absorber la sueur.

Après le départ du curé Oliveau, l'évêché envoya à La Sicaudais un jeune abbé bien décidé à rénover les rites et à bouleverser les routines. On s’étonna vite, le dimanche après vêpres, de le voir partir se promener avec sa bonne de cure derrière la moto. Trop grand changement pour des paroissiens habitués au rigorisme d’Oliveau. On se mit à jaser. Le jeune prêtre décida de faire front et même de dénoncer certaines hypocrisies. Un dimanche, sur la table où était disposée la pile de bulletins paroissiaux, on trouva un demi feuillet où il égrenait la liste de « Petits commandements à méditer ». Entre les lignes de ce libelle on trouve en creux le tableau sans concession de certains comportements des paroissiens de l’époque. La vigueur de ce petit pamphlet suffirait sans doute à expliquer que son auteur ne resta pas plus de deux ans curé de La Sicaudais. En voici le contenu in  extenso :

À toute messe arriveras
en retard régulièrement

Au fond de l’église resteras
près de la porte obstinément.

En bout de banc t’installeras
bloquant le passage fermement.

Petite monnaie recueilleras
pour les bonnes œuvres uniquement.

Pendant la messe observeras
profond mutisme évidemment.

Avant la fin repartiras
en te retirant bruyamment.

Quelques péchés expédieras
matin de Pâques seulement.

À toute réforme t’opposeras
aux plus urgentes spécialement.

Ton curé tu surveilleras
pauvre cher homme étroitement.

En bras croisés, tu attendras
le règne de Dieu éternellement.
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Un autre prêtre au tempérament bien différent impressionna nombre de paroissiens de Saint-Père-en-Retz dans les années 30, le curé Sautejeau. Et pas seulement pour les embardées de Marie-Rose, la petite Peugeot qu’il conduisait avec beaucoup de fantaisies sur les routes de la contrée. À la sixième tentative, on lui avait accordé son permis de conduire, et depuis ce succès, on s’amusait de l’entendre appuyer sur la corne à chaque virage et chaque carrefour. Licencié es lettres, féru de rhétorique et d’auteurs classiques, il était dépourvu de tout sens pratique et parfaitement étranger aux finesses et aux ruses paysannes. Les périodes de Cicéron ne lui étaient d’aucune utilité pour adapter ses sermons à la comprenoire des fidèles, et il avait souvent du mal à ajuster ses réprimandes et ses colères aux défaillances ordinaires de ses ouailles.

[...]

... Sautejeau lui-même s’interdisait fort peu de ce que la terre produit de bon pour le corps de l’homme, trouvant maintes occasions de partager une bonne table servie de bons mets et de bons vins avec ses amis ecclésiastiques. Le vendredi, jour maigre, lui posait pourtant un problème, mais on ne fait pas la grimace devant un brochet beurre blanc ou une carpe farcie ! Et Jeanne, la bonne, était souvent sollicitée pour apprêter une poule d’eau : « Ce n’est pas de la viande, assurait-il ! Elle vit dans l’eau, comme le poisson ! »

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Le poids des interdits, l’importance des rites religieux et de la parole du prêtre interféraient alors avec bien des aspects de la vie quotidienne. Ainsi, lorsqu’il y avait risque d’orage un dimanche, et que foins et blés étaient bons à ramasser, les paysans venaient en ambassade chez le curé pour obtenir la permission de rentrer les récoltes. La plupart du temps, il l’accordait. Mais la parole du prêtre pouvait aussi décider du destin social d’un couple ou d’un enfant. Ainsi pour cette pauvre fille « tombée enceinte » en dehors du mariage… La rumeur enflait plus vite que le ventre de la malheureuse et on en parlait jusque dans la Rue des Muets ! Elle avait avoué le nom du père, et la nouvelle était parvenue aux oreilles du curé. Il fallait régulariser la situation. La bénédiction eut lieu un matin à 7 heures. On vit les deux pêcheurs se glisser à l’église par la petite porte de derrière, accompagnés de leurs parents et de leurs témoins, puis ressortir bien vite, glisser les ambiets* dans leur poche et partir à leur journée de travail sans rien dire à personne. C’était en 1928.

* Les alliances.

Pour cet artisan partageant son lit avec une veuve en dehors des liens sacrés du mariage, il n’y eut par contre aucun arrangement avec le ciel. Quand il mourut, le curé n’accepta pas de l’enterrer à l’église, et l’évêque consulté confirma ce refus.

[...]

Non seulement les différentes étapes de l’année et de la vie croisaient sans cesse le chemin du prêtre, mais le calendrier liturgique ordinaire se trouvait souvent enrichi de circonstances exceptionnelles, comme les Triduum*, les jubilés ou les « missions ». Ces dernières étaient l’occasion de faire sortir les paroissiens de leur foyer pour se rassembler chez l’un, chez l’autre ou dans la maison du bon Dieu. Tout au long d’un parcours de trois semaines, ponctué de journées de confession – une pour les hommes, une pour les femmes mariées, une pour les célibataires, une pour les enfants - on assistait à maintes conférences, rosaires et sermons. C’était l’occasion de manifester la force conquérante d’une église universelle, évangélisant peu à peu les contrées les plus lointaines ; l’occasion aussi de revigorer l’ardeur religieuse de certains paroissiens, en particulier des hommes. Dès qu’apparurent les premiers petits films de missionnaires, un public admiratif et souvent troublé par la nudité africaine, découvrit l’étrangeté vaguement inquiétante d’un continent où vivaient d’autres frères chrétiens, sauvages, insouciants et démunis, pour lesquels on priait et on organisait des collectes.

* Le Triduum (littéralement « trois jours ») le plus fréquemment organisé s'étendait du jeudi saint jusqu’au matin de Pâques. On y célébrait la passion, la mort et la résurrection du Christ. Mais on en organisait aussi avant Noël.

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Reste aussi dans la mémoire sonore de plus d’un ancien la galerie des tintements de cloches. Pour les baptêmes, c’était la tricotaine ; la sonnerie « en deuil » pour les enterrements ; le tintement ordinaire pour les messes basses ; grand branle pour les mariages, les grand-messes et les fête-Dieux. Les glas : un coup pour un homme, deux pour une femme, suivi du tintement de deuil. L’angélus du matin et du soir : trois tintements suivis d’une volée. Les tintements rapides et angoissants du tocsin pour le feu et les catastrophes*. 

*Le campanile de l’église de Saint-Père-en-Retz abritait deux cloches, une grosse et une petite. Pour la sonnerie « en deuil », le sacristain actionnait une cloche, et à intervalle régulier tirait sur la deuxième corde entraînant le battant de la deuxième cloche. Pour la « tricotaine », il fallait monter dans la chambre à cloche par une longue échelle et actionner simultanément et rapidement selon le principe du carillon, les poignées reliées aux deux battants.

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Outre l’usage occasionnel de mots ou expressions patoisantes déjà abondamment illustré par les ouvrages d’Éloi Guitteny et de Sylvaine Billot     accueil site

* Le vieux parler du pays de Retz – Éloi Guitteny (Siloë, 2000) et Le patois de Mémé – Sylvaine Billot (Éditions du pays de Retz, 1978).

Combien de mots courants encore en usage quotidiennement et ne ressortissant plus à proprement parler du patois ? Comme dourne pour giron, biguins pour lombrics, brince pour badine, raise pour rigole, vezon pour bourdon, mêle pour nèfle, rinette pour bigorneau, patureau pour pâture, gueurlet pour grillon, frime pour gelée blanche, ébaupin pour aubépine, caquouère pour gorge, ambiets pour alliances, subiet pour sifflet, musse pour passage, vironner pour rôder, bromer pour meugler, hucher pour crier, bacorer pour respirer bruyamment, brusser pour se faufiler, ravouiller pour faire le plein d’un fût, édiber pour émonder ou raccourcir… 

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Combien de petits commerçants ou d’artisans dans chaque bourgade rurale ? La plupart se contentant de petites échoppes souvent doublées d’un débit de boissons, d’autres sillonnant les campagnes avec leur vélo, une charrette ou une voiture à bras. Comme Nini Lamour, de Saint Michel-Chef-Chef, dernière colporteur de la région, allant à pied de ferme en ferme, avec son éventaire en bois pendu à son cou par une large sangle. Elle vendait de petites fournitures : épingles, aiguilles, fil, coton à repriser, boutons, et colportait aussi les nouvelles de village à village. Elle avait ses maisons où elle pouvait faire halte, se reposer et manger. On lui offrait la soupe et un verre de vin, et elle sortait son quignon de pain et un petit morceau de lard. On croisait aussi Anastasie, dite Tasie, et Simone Barreau, courant la campagne avec leurs paniers plats garnis de sardines, bien rangées sous des feuilles de fougère. Elles faisaient la pause dans certaines fermes pour se faire griller un ou deux sardines qu’elles étalaient sur leur pain. Quant à Titine Ravilly, à côté de la gare, elle vivait de peu : des poules, quelques œufs et un bouc pour la saillie des chèvres de la contrée. Une poule ayant abandonné ses œufs, c’est Titine qui les couva elle-même sous l’édredon de son lit.

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La communion solennelle permettait aux familles de montrer une certaine recherche dans la tenue et l’allure de leur enfant. C’était une reconnaissance de l’importance d’un rite de passage, mais pour certains aussi une forme d’ostentation. Pour les filles, il suffisait de compter les plis des robes ; pour les garçons, d’observer les brassards de communion, soit en moire, soit en peau d’ange, garnis d’un simple nœud ou d’un nœud double, parfois brodé d’un motif, comme le calice entouré de grappes de raisins. Leur prix variait alors du simple au double. Parrains, marraines et parents rivalisaient d’offrandes religieuses ou profanes : missels à tranche dorée, chapelets de nacre, mais aussi chaînes, médailles et montres en métaux plus ou moins précieux.

Si la renommée d’une famille se mesurait à la beauté d’un brassard, d’une couronne d’organdi ou à la grosseur d’un cierge, les premières communions permettaient aussi à certaines paroissiennes d’attirer les regards sur une nouvelle pièce de leur propre habillement. C’est ainsi qu’aux premières minutes de la messe, on pouvait s’attendre à voir une demi-douzaine d’élégantes retardataires rejoindre ostensiblement leur banc par l’allée centrale, coiffées d’un nouveau chapeau, marqueur le plus repérable de l’aisance, sinon du bon goût.

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L’élégance des femmes ne trouvait pourtant pas toujours l’écrin le plus adapté. Souvenir de l’habilleuse des matins de mariage… Ce matin-là, elle avait installé son carton sur le porte-bagage et pédalait vers une ferme entre Corsept et Paimbœuf. Tant bien que mal, elle parvint au fond d’un chemin de terre rendu impraticable par les pluies d’hiver, où elle s’enfonçait jusqu’aux chevilles. Pendant qu’elle mettait la main aux derniers points et ajustait la dernière dentelle, on recula le tombereau recouvert d’un drap blanc à la porte de la masure et la mariée s’y installa pour gagner la grand route.

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Pour soigner une contusion, une plaie ou une bronchite, on appliquait un cataplasme de farine de lin. On délayait la farine dans l’eau avant de la faire cuire à feu doux, puis on plaçait le cataplasme entre deux mousselines avant de l’appliquer sur l’endroit malade. On recouvrait alors d’un morceau de flanelle, de lainage ou de taffetas gommé. On pouvait additionner le cataplasme d’huile camphrée, de Laudanum, d’extrait de Saturne, de baume tranquille, d’eau de guimauve, de sureau ou de pavot.

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Des parents emmenaient leurs enfants trop faibles à la boucherie Clavreux où on les conduisait au fond de la cour, là où on tuait les bêtes. On leur faisait alors boire un verre de sang. À un enfant un peu pâlot, le docteur Mouillé prescrivait des piqûres d’eau de mer. Autre fortifiant réputé : le Peptofer Jaillet. Les adultes eux-mêmes avaient parfois besoin de fortifiant, ainsi le père Clavreux venait de temps en temps acheter une demi-douzaine d’œufs à l’épicerie avant de s’asseoir sur le banc devant le magasin pour les gober.

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On admirait la force et la noblesse du cheval. Riche en fer et en vitamines, sa viande consommée régulièrement protégeait de l’anémie. On pouvait aussi s’incorporer ses vertus en le buvant tout simplement en apéritif ! Il fallait faire macérer une livre de viande de cheval coupée en dés dans un litre de vieux Bordeaux additionné d’un verre de rhum Négrita et d’une livre de sucre. Après 48 heures de macération, on filtrait et on pouvait commencer la cure. Un verre avant chaque repas pendant une semaine ; trêve d’une semaine, et ainsi 3 fois, ce qui exigeait la préparation de 9 litres de vin de cheval.

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Les petites balles de celluloïd claquaient à travers la rue et la partie de tambourins s’échauffait. D’un côté les deux frères, de l’autre leur grande sœur. Subitement, la jeune fille qui venait de ramasser sa balle dans le caniveau fondit en larmes et se précipita dans la maison en criant : « Maman ! Maman ! J’ai du sang dans ma culotte ! Les deux garçons marquèrent une pause, assis dans la poussière en attendant le retour de leur sœur. S’impatientant de ne pas la voir revenir, ils l’appelaient, mais sans succès, et crurent à une grave blessure ou une maladie inconnue. Il furent rassurés lorsqu’ils virent mère et fille sortir de la maison pour s’asseoir côte à côte sur le banc.
- On t’attendait ! Reprends ton tambourin ! s’exclamèrent les garçons.
Leur sœur les toisa d’un air étrange et c’est la mère qui répondit :
- Jouez entre vous les garçons. Laissez votre petite sœur tranquille. C’est une femme maintenant.
Les deux gamins se regardèrent, interdits, sans rien comprendre de cette transformation inattendue de leur sœur, puis reprirent leur jeu.

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Souvenir d’enfance de grand-mère Lefort… Elle était en journée dans une ferme, occupée comme une dizaine d’autres journaliers à faner les foins, lorsque l’on vit s’avancer sur la route une drôle de charrette. Tirée par aucun animal, ni âne, ni cheval, ni bœufs. Roulant toute seule, faisant grand bruit et laissant derrière elle beaucoup de fumée. Les faneurs avaient lâché leurs fourches et leurs râteaux en bois et s’étaient enfuis en courant. Les plus vieux criaient : « C’est le diable ! C’est le diable ! » Et tous se signaient. Ceux qui étaient restés à la ferme ne voulurent pas les croire… «  Une charrette ne peut pas rouler toute seule ! » se moquaient-ils. Il fallut pourtant convenir au fil des semaines que cette singulière charrette qui sillonnait les routes du marais entre Paimbœuf et Vue, roulait bien toute seule, et qu’on appelait cet engin du diable une « automobile ». Elle appartenait au marquis de Juigné. 

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Il fallait mener une guerre incessante aux mouches. Sans doute en raison de la promiscuité avec les animaux - bovins, chevaux, lapins - elles envahissaient les maisons dès les premiers beaux jours. Malgré les rideaux ou les guirlandes de papiers collants, il fallait protéger les aliments par le fin grillage d’un garde-manger, et, la mauvaise saison revenue, tenter de restaurer l’éclat terni des surfaces souillées. Le vinaigre avait ses partisans mais quoi de mieux que l’urine humaine pour récurer meubles, miroirs, vitres et plafonds constellées de chiures de mouches ! Le matin du grand décapage, on sollicitait un homme de la maison pour qu’il urine dans une bassine.

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Quelques notes amères sur la condition des femmes… Et d’abord les trop nombreuses naissances. Dans certaines maisons, Melle Ménard, la sage-femme, repassait chaque année… Du feu dans la cheminée, des bassines d’eau tiède. Langes et serviettes. On poussait les enfants déjà nés chez une voisine ou tout simplement vers la pièce du fond. La délivrance se faisait à même le lit ou sur une table. Peu de cris. La femme devait rester au lit jusqu’au neuvième jour, mais bien souvent, on la retrouvait au travail dès le troisième. Les neuf jours révolus, il lui fallait gagner l’église en compagnie d’une mère ou d’une tante pour s’agenouiller devant l’autel de la Vierge. Tenant à la main un cierge de la dernière chandeleur, elle recevait alors la bénédiction d’un prêtre qui ne lésinait pas sur les aspersions d’eau bénite. On appelait ce rite de purification « les relevailles ». Mais de quoi fallait-il se purifier ? D’avoir fait un enfant ? C’est en tout cas ce que le chapitre 12 du Lévitique persistait à imposer à travers les siècles.

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Dans les fermes d’avant-guerre et jusqu’aux années 50, les femmes ne pouvaient compter que sur la vente du beurre, des volailles et des œufs, pour nourrir et entretenir la maisonnée en épicerie, savon, lessive, etc. Mais elles devaient aussi s'entretenir elle-même. L’hiver, dans les grandes familles, ça devenait difficile. Le beurre est plus rare, les poules ne pondent pas. Le mari gardait pour lui l’argent des veaux, vaches, cochons, moutons…  Pour la rentrée des classes ou à l’occasion d’un mariage, la femme venait au bourg habiller toute la famille, surtout les enfants. Le mari passerait payer le dimanche suivant.       accueil site

… Une cliente avait rafraîchi le trousseau de sa gueurouée pour un mariage. Les enfants habillés, elle demanda à parler à Colette, mais en dehors des enfants : « Vous ne pourriez pas augmenter un peu le prix des habits pour que ça fasse le prix d'une chemise et d’une culotte. J'en ai grand besoin et mon mari m’en payera point… Mais faudra point lui dire ». Colette obtempéra et le mari ne sut jamais rien de cette petite entorse à la morale du commerce.

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Lorsque se déclarait un incendie dans le bourg, qu’il fasse jour ou nuit, on voyait Georges Loirat, mécanicien et pompier volontaire, sauter sur son vélo qu’il guidait d’une seule main tout en soufflant dans son clairon à pleins poumons. En attendant les hommes du feu et leur pompe à bras, les riverains faisaient la chaîne avec des seaux d’eau. Le feu prenait sa part mais la ville ne brûlait pas. .

Bien sûr, les campagnes avaient parfois moins de chance, car l’arrivée salvatrice de la pompe dépendait encore de la course des chevaux. Ainsi, lors de ce feu de mulon au village du Pé, le 11 novembre 1927… Les parents Bichon sont à soutirer leur vin à la cave. On se prépare à enflammer les mèches de souffre qui purifieront les barriques. Mais Marie, la mère, est bien grosse et rechigne à gagner la maison pour quérir elle-même les allumettes bien au sec dans la niche de tuile, près de la cheminée. On envoie le petit Louis, 5 ans. L’enfant tarde un peu tandis qu’on s’affaire encore à caler les tins et resserrer quelques cercles… Lorsque des cris s’élèvent dans la cour ! On se précipite vers l’aire, mais il est déjà trop tard. Le gamin a voulu essayer une allumette et c’est le mulon de foin qui vient de s’enflammer. On court vers le pré où Patriote, un pur sang un peu cabochard, résiste à la capture. C’est pourtant lui qui va filer comme l’éclair vers le bourg et porter Aimé Guittoneau, le messager, frapper à l’huis du père Charriau, le lieutenant de pompier. Tambours et clairon rameutent les équipages ; on charge la nouvelle pompe à bras, flambant neuve, et on avale à grands pas les quatre kilomètres qui séparent du sinistre… Las ! Quelle déception pour les pompiers ! Famille et voisins ne les ont pas attendus pour faire la chaîne des seaux entre le « beurvas » et le mulon dont ils ont sauvé ce qu’ils pouvaient. Mais on ne déplace pas impunément les soldats du feu, surtout si leur pompe n’a encore jamais craché son eau sur la moindre flammèche. Qui les retiendrait de descendre à la mare, faire le plein de cette bonne eau fraîche qui finira de noyer ce foin si précieux ? Le lendemain, il gèle, et une carapace de frime blanche recouvre ce qui reste du mulon dont la silhouette fantomatique et bancale se recroqueville sous les premiers assauts de l’hiver. Et voilà qu’en ce 12 novembre 1927, Marie, sans doute un peu retournée par ce charivari, met au monde Joseph. Dès le lendemain, cet enfant né à la croisée du feu et du froid prendra la route du bourg dans la voiture à cheval, bien emmitouflé dans une couverture. Il en reviendra, oint à son tour des eaux lustrales du baptême, et après avoir pleuré le foin, on fêtera l’enfant. Heurs et malheurs, cours ordinaire des choses.

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Jusque dans les années 50, malgré quelques véhicules à moteur, l’essentiel des transports de voyageurs, de marchandises ou de récoltes s’effectuait au pas des chevaux ou des bœufs. À la veille de la guerre de 1939, Saint-Père-en-Retz comptait plusieurs centaines de chevaux. Pour assurer la reproduction, les éleveurs ou les cultivateurs recouraient aux services d’étalons des haras de La Roche-sur-Yon. Au mois de mars - et ce jusqu’aux années 50 - on voyait arriver sur la place de la mairie deux camions en provenance de Vendée. Dans le premier, des réserves de fourrage, dans le second deux vigoureux étalons : un demi-sang et un cheval de force destiné à saillir les juments de labour et de charroi. Cet équipage était accompagné d’un palefrenier avec femme et enfants. La famille Louge  s’installait près de ses bêtes, dans les locaux qui lui étaient réservés aux abords de la mairie : le père, la mère, et les trois enfants qui devenaient jusqu’au mois de juin des élèves temporaires de l’école primaire.

On assistait alors, pendant toute la période du printemps, au défilé des juments de la contrée, émoustillées par ce rendez-vous galant avec un beau cheval vendéen. Un matin, on signala la présence devant le portail du haras d’une bête égarée à laquelle M. Louge mit facilement la main au licol. On vit alors la vieille jument de François Allais, échappée de son pré, faire une entrée royale dans la cour du haras de campagne aux côtés d’un palefrenier arborant l’uniforme officiel de sa charge avec son beau liseré rouge, de la culotte à la casquette. Le maître alerté, eut cette forte parole : « Dame, nom de Diou, puisqu’elle en veut… » ! On laissa donc la vieille bête à ses dernières amours, et onze mois plus tard, François Allais put arroser la naissance d’un poulain.

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À la présence de ces chevaux dans la ville, il faut associer aussi tout un univers d’images, de cris et d’odeurs. Et d’abord, ces images furtives de femmes en peignoirs et en cheveux balayant prestement la route derrière les attelages de la messe de sept heures. Voilà du bon crottin pour les bégonias et les géraniums. Tendre l’oreille pour écouter du fond de son lit le claquement des fers sur les pavés ou le bitume - les plus avertis reconnaissent même le cocher ou le village d’origine de l’attelage. Identifier dans le brouhaha d’un jour de foire toute la gamme des renaclements et des hennissements ; les cabrements, ruades et coups de cravache ; les menaces d’ivrognes aux bêtes rétives ; les bruits de bouche et les petits coups de langue des bons meneurs de chevaux. Ajouter les fortes odeurs s’échappant des cours de remise où les bêtes lâchent leur eau, et celles sautant les toits et s’infiltrant dans chaque recoin de la ville lorsque forgerons ou maréchaux-ferrant appliquent les fers rougis sur la corne fumante. Un jour - que l’on ne peut dater - cet univers s’est évanoui, et avec lui tout un imaginaire dont les racines plongeaient peut-être dans le néolithique.

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Extraits des Cahiers de Eugène Charriau (2è. partie)

Mais Rigolo pouvait aussi se transformer en courageux petit cheval de travail. C’est lui par exemple qui, à la saison, transportait les basses de vendanges jusqu’à la cave de la rue Saint-Julien. Le gros-plant de la Roussellerie, le muscadet et le gros-lot de la Clercière…  Au village des Plantes, le grand-père Beilvert faisait une vigne au tiers avec le père Biguet, le tisserand de la rue Neuve qui possédait la parcelle. Le pressoir du bonhomme jouxtait une loge où le grand-père rangeait son matériel de vendange. Le soir, on alignait les basses au bord de la route : dix pour Beilvert, qu’on chargeait dans la carriole, vingt pour Biguet, qu’on basculait par la fenêtre dans un pressoir à long fût. Eugène n’aimait pas du tout ce partage, et Rigolo non plus. Le petit cheval avançait mine de rien vers les basses à Biguet et prélevait à pleines dents les belles grappes disposées en chapeau sur la vendange pressée. Il les mâchait alors avec délice, et le jus sucré débordait de ses babines. Ce grappillage clandestin rétablissait une sorte d’équité et consolait l’enfant.

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Le repas avalé, quand le temps était au beau, le grand-père proposait une escapade à la mer. « Allez les enfants. À la Rousselerie » ! Le temps d’atteler Rigolo devant la petite charrette anglaise. Parvenu aux deux routes, après Mouchefaite, le cocher laissait le choix à sa bête. Si le cheval s’engageait dans la route des marais - que les riverains appelaient « la route à nous » - on passait devant la Maillardière où il y avait eu jadis des sorciers ! Le grand-père mettait son doigt sur sa bouche et intimait aux enfants l’ordre de se taire. Il fallait alors mettre ses pouces au creux de chaque main pour conjurer le mauvais sort. Mais le véritable sorcier était bien dans les brancards de la charrette, car dès que se profilait devant lui un autre attelage, Rigolo accélérait sa course et n’avait de cesse de le rattraper et de le doubler. Le plus souvent, le cheval prenait la grand route, par la côte de l’Épinette. Ici, pas de sorcier, et on avait le plaisir de voir apparaître bientôt le clocher de Saint-Michel. Le grand-père disait alors invariablement : « Mes petits enfants, voici notre clocher ». Et on en suivait la flèche cahotant à l’horizon, jusqu’à l’ivresse.

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Sabots des chevaux, cris des bêtes et des hommes, chocs des navettes et des marteaux, mais aussi martèlement des galoches ou des sabots d’écoliers… Eugène et son frère Gustave étaient encore au lit qu’ils les entendaient en provenance de la place de la mairie. De gros sabots Malbrough, ferrés avec des cabosses, qui sonnaient dans la rue du Temple. Ce bruit les réveillait mais ils traînaient encore un peu sous l’édredon, le temps de l’entendre décroître au-delà de la boutique des demoiselles Ollivier et jusqu’au tournant de la place de l’église. Ces gars-là s’étaient levés depuis déjà bien longtemps pour quitter leurs lointaines borderies… « Nous autres, à cinq minutes de l’école, un quart d’heure suffisait pour sauter du lit, faire de rapides ablutions et avaler le chocolat ou le racahout* fumant sur le coin de la table. Ils étaient pourtant en avance et nous souvent en retard », se rappelait Eugène.      

* Le racahout était une bouillie à base de cacao, de diverses farines et fécules à base de glands doux et de riz

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Eugène qui avait quitté l’école de Saint-Père-en-Retz à 11 ans, était devenu pensionnaire à Nantes, au collège Sainte-Croix, puis à la Joliverie. Après son apprentissage de charron, il trouva une première embauche dans la grande ville, à la carrosserie Lemasson, 152, rue Saint-Jacques. Il avait 20 ans… Il prit pension successivement au café restaurant de la rue du Bon Secours, puis au Bon Vigneron, 14, quai de Turenne. Il déjeunait à deux pas du passage Pommeraye, au café de la Bourse où on croisait un fidèle convive, le père Réséda. Propre et correctement nippé mais sans un rond. « Faut pas salir » disait le bonhomme en repliant le coin de la nappe pour poser assiette et couverts à même le bois de la table. Vers la fin du repas, pour payer son écot au gargotier, il poussait une petite goualante. Une des plus prisées s’appelait « Les chevaliers de la purée »*. Elle commençait ainsi :

C’est nous les chevaliers de la purée
C’est nous qui sommes les mouisards
Qui vont en pères pénards
Tout le long du trottoir
Guettant un bout de mégot sur le bitume
Car quand on n’a pas mangé
On fume

* Chanson de 1924 de Vincent Scotto chantée par Georgel

On croisait aussi Jean Orthion, dit La Bouillotte, un chiffonnier- brocanteur de la place Viarme, ou Titine Vert-de-gris, autre figure nantaise, qui, comme beaucoup de purotins de l’époque couchait dehors contre le mur chaud de la BN, place François II. Le matin, elle descendait faire ses ablutions sous le pont Haudaudine, prenant l’eau à deux mains dans le fleuve pour s’asperger la tête. Malheur à l’impudent osant commenter la scène d’un anodin « Alors Titine, on fait sa toilette ? » Il risquait de se faire coucher les oreilles d’un « Tu ne te laves jamais toi, sacré con ? Ça doit renifler ! » Les uns disaient qu’elle avait été institutrice, d’autres que c’était une ancienne « poule de luxe ». Elle avait perdu une main arrachée par le tram… Est-ce que cela avait fait basculé sa vie ? Les gosses changeaient de trottoir quand ils la croisaient, effrayés par le gant cachant son moignon, mais surtout par ses imprécations et ses étranges accoutrement de mendigote.

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Peu de témoins ayant levé le nez vers le ciel en cette soirée du 25 janvier 1938 auraient pu mettre un nom sur ce phénomène. C’est le lendemain, à la radio et dans les journaux, que l’on apprit qu’il s’agissait d’une aurore boréale. Elle se développa entre 7 heures et 9 heures du soir. Devant cette grande lueur rouge qui emplissait le ciel, on avait l’impression de voir les reflets d’un immense incendie. Tout le monde s’inquiétait et on pensait assister aux conséquences ou aux prémices d’une catastrophe. Les formes et les couleurs se multiplièrent au cours de la soirée. On vit comme d’immenses pinceaux de projecteurs diaprer la masse mouvante des nuages. Puis se forma une grande tache vers le nord-ouest qui prit la forme d’un éventail s’allongeant vers le sud. On percevait comme des ondulations ou des vibrations avec des reflets rouges, roses, blancs ou même verts. Cette grande draperie était plus lumineuse à la base et faisait penser à un lever du jour.

Les jours suivants, on apprit dans les journaux que le phénomène avait été observé dans toute la France mais aussi en Angleterre et jusqu’au Maroc, que les pêcheurs de la mer du nord étaient restés au port, et que dans plusieurs villes, et même à Londres, les pompiers avaient été mis en alerte. Certains n’hésitèrent pas à y voir l’annonce d’une prochaine guerre.

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André était maréchal-ferrant. La goule noire de suie et de charbon, on l’avait surnommé Cirage. Des sabots aux nasaux, il s’y connaissait en chevaux, qu’ils soient de labour, de trait ou de course. Ah ! les courses de chevaux ! Quand un cheval gagnait, il déclarait invariablement : « Ça, c’est un sacré bourrin ! C’est pas un squelette mécanique ! » Mais les chevaux, même vigoureux et bien tournés, ne suffisent pas au bonheur de l’homme. La petite Angèle, bientôt 20 ans, belle cambrure et bien des avantages, lui avait tapé dans l’œil.

André commença à tourner autour de la belle, et le père d’Angèle finit par laisser entrer le meugnon qui prit ses habitudes. Mais Angèle restait froide et distante et lorsque le galant arrivait, elle avait toujours quelque chose à faire ou à ranger. Le père pensait pourtant avoir trouvé un bon parti pour sa fille. Un gars aimant autant les chevaux ne pouvait pas être mauvais. Il finit par inviter régulièrement André à la table familiale et on ouvrait alors une bonne bouteille. Mais Angèle semblait assise sur des épines et ne tenait point à table.
-Viens donc t’asseoir et prendre un verre avec nous, Angèle ! disait le père.
- J’ai point d’soêfe ! répondait-elle en renâclant.
Un jour où le temps était au gel, la mère avait fait une belle flambée dans la cheminée, et avec André, on se serrait devant le foyer.
- Viens donc te chauffer, Angèle !
- J’ai point d’fouaid ! rétorqua la belle.

Le maréchal-ferrant finit par comprendre qu’il ne passerait point la bride à Angèle et abandonna la partie. 

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Bourgs et campagnes s’animaient d’un petit peuple à la double identité, où chacun, ou presque, était affublé d’un surnom, parfois à son insu. Dans le marais du Boivre, on trouvait un Empereur et bien sûr un P’tit Prince, mais au bourg, on pouvait croiser le matin, Tapocul, La Trigouille, Boum Boum, La Carpe, Torgnas, Foirette, Le P’tit jeune Homme ou P’tite Poëlette ; l’après-midi, Cirage, Pompon, Le Camelot, Guignol, Benzine, Le Beurguet, Le Pic vert ou Ratillon ; et le soir Dindonneau, Cul de Poule, Nez de Bœuf ou Tête de Cheval ! Ratillon, c’était le maçon Albert Landry ; son concurrent Renaudin, était surnommé Dindon, dont le fils, P’tit Georges, fut bien sûr baptisé Dindonneau… Certains surnoms étaient assumés et pouvaient se porter la tête haute, d’autres, plus cruels étaient mal vécus. Pas facile par exemple pour ce boucher de porter le surnom de Nez de bœuf, quand bien même il en présentait toute la ressemblance : forme de la tête, taille des oreilles, implantation des yeux, et surtout des naseaux largement ouverts sur le monde. Le sobriquet naissait parfois d’un jeu de mot ou d’une homophonie approximative, mais le plus souvent d’une formule patoisante, d’un tic physique ou verbal, ou d’un comportement typique ; parfois encore du métier pratiqué….

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Il y avait Baconnais Léon, marié à Marie Loquin, épicerie-mercerie-rouennerie ; Baconnais Roger, bourrelier, dit Le roi des menteurs ; Baconnais Georges, bourrelier lui aussi, que sa femme retrouva pendu au pied de son lit. Un autre encore, surnommé Pataquin. On l’avait affublé de ce surnom un jour de Rogations… Le prêtre et les enfants de chœur, deux croix, trois bannières et la foule par derrière, arrivaient sur le parvis de l’église… Un porteur expérimenté prévint son compère Baconnais :
- Attention aux dévents sur la place !
- T’en fais pas ! Ma patt’ a quien !
Dix ans plus tard, le surnom aussi « tenait » encore, et il tiendrait jusqu’à la mort. Qui, ce jour-là, saurait encore pourquoi ce Baconnais-là s’appelait Pataquin  ?

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Un couple de paysans avait eu deux enfants, un gars et une fille. Le fils, on ne pouvait pas le manquer quand il montait la rue du Temple à plein gaz sur son gros tracteur, avec son grand béret rabattu sur le nez. Quant à la fille, du jour au lendemain, elle avait disparu du pays. Partie au couvent…. La vie allait son train. Le fils s’était marié et avait eu à son tour deux enfants ; la fille chantait mâtines et priait pour l’humanité souffrante.

Mais le malheur passa par là. La grand-mère tomba malade et le fils perdit sa femme.  La bonne sœur quitta alors le couvent et revint à la maison pour soigner sa mère et élever ses neveux. On se moquait du grand béret du frère et on se bouchait nez et oreilles à l’approche de son gros tracteur, on s’amusa bientôt de l’accoutrement de sa sœur qui avait du mal à abandonner les marques de son ancienne condition. Privée de sa robe et de sa cornette de religieuse, il lui fallait une tenue qui la signale et la protège. C’est ainsi qu’on la croisait toujours habillée d’une sorte d’uniforme de Uhlan, une grande redingote bleue, serrée à la taille, avec des épaulettes et deux rangées de boutons dorés.

C’est au béret, aux mains calleuses ou au rugissement de son tracteur qu’on reconnaît le paysan, mais à quoi reconnaît-on une bonne sœur retournée à la vie civile ? À l’office du dimanche, elle prit racine dans le chœur où elle lisait le prône et entonnait les cantiques. Elle y mettait toute l’énergie d’une femme habituée à chanter la louange de Dieu. On se poussait du coude avec une admiration mâtinée de moquerie : « Quel sacré organe dans un si petit corps » ! Avec bien peu de charité, on la surnomma La Coualeuse

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Les cérémonies religieuses étaient parfois l’occasion de surenchères sur les signes de la dévotion. Dans chaque église on pouvait admirer des personnages particulièrement démonstratifs, affichant leur piété avec ostentation. Pour celles-ci, des mains jointes et des yeux levés vers le ciel, dignes d’une image pieuse de Sainte Thérèse ou de Bernadette Soubirous ; pour celui-là, des répons ou des chants couvrant ceux des voisins ; pour cette autre, une langue tendue vers l’hostie à se décrocher la mâchoire ; des génuflexions, des signes de croix… Ainsi à l’église de Saint-Père-en-Retz, on était impressionné par le spectacle de cette dévote qui après avoir trempé sa main dans le bénitier se lançait dans un grand signe de croix partant du haut du crâne pour descendre en dessous de l’entre jambe. Un observateur avisé la surnomma avec finesse La calvaire de Pontchâteau.

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D’aucuns prétendent que pendant la grande guerre, c’est le pinard qui avait sauvé la France en soutenant le moral des poilus. Au moment de l’assaut, on y ajoutait le quart de gnôle. Et par là-dessus, l’âcre fumée du perlot, roulé incessamment entre les doigts pour peu qu’ils ne soient pas trop gourds ou englués de boue ou de sang. Comment tenir si longtemps en enfer sans quelques consolations ? Le pinard des tranchées avant celui de la victoire…

Salut, Pinard de la Victoire
Qu'on nous promet d'puis si longtemps !
Quand ça s'ra-t-il qu'on pourra t'boire ?
Ah, jour de Dieu, c'qu'on s'rait contents !*

* Extrait d’un poème de Marc Leclerc en 1915.

La guerre finie, comment se défaire de ces multiples dépendances ? Comment aussi surmonter les angoisses, les insomnies, les atroces images peuplant les cauchemars ? Comment partager cette expérience avec l’épouse ou les enfants ? Le destin civil d’anciens poilus comme Albert Landry, Joseph Patillon ou Fernand Clavreux resta marquée jusqu’à leur dernier souffle par les souffrances endurées. Ce dernier, par exemple, engagé volontaire à 18 ans et couvert de décorations, quitta ce monde à 32 ans. Restait pour beaucoup la consolation de la chopine avec les copains dans l’un des multiples cafés peuplant les bourgs ruraux. Mais les anciens poilus n’étaient pas les seuls à fréquenter caves et cafés. La consommation du vin en provenance des vignes locales était une pratique largement partagée par l’ensemble du corps social. On ne faisait pas une course en ville, un achat ou une vente au marché ou à la foire sans un passage à la buvette. Le dimanche après la messe, on voyait aussi se presser la foule des hommes autour des fillettes de muscadet ou de gros-plant ou d’un verre de Seibel 1000, d’Oberlain ou de Muscadet. Il en allait de même lors du passage du boulanger, du marchand de moules ou de sardines, de la visite du voisin ou d’un membre de la famille.

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Départ de bon matin avec cheval, charrette, matériel, casse-croûte et bouteilles de rouget. Un paysan de la Guilboterie et son commis avaient le projet d’enclore une parcelle pour y mettre des bêtes à engraisser. La journée s’annonçait longue et chaude. On déchargea tout le fourniment et on détela le cheval qui descendit se désaltérer à la mare puis se mit à pâturer. Commença alors le défilé des piquets : barre à mine, coups de masse, évaser le trou, piquet, coups de masse… De temps en temps, une rasade de rouget pour se donner de l’ardeur. À 9 heures, casse-croûte. Puis on commença à dérouler les barbelés cinq étoiles et à les tendre au levier, avant de taper sur les cavaliers, à fond dans le bois de châtaignier. Midi arriva, on ressortit le panier et la bouteille. Petite sieste de santé à l’ombre. Un petit coup au réveil pour se donner du courage. Quelle belle journée, ardue, chaude et bien arrosée.       accueil site

Le soir venu, on rappela le cheval qu’on harnacha et attela pour collecter le matériel. Plus qu’à regagner la Guilboterie. « Demain, on amènera les bêtes », commenta le patron avant un dernier coup pour la route. Mais tourne et vire, point de sortie… « Tu me koiras si tu veux ? Et ben moi et mon commis, on s’atai enquiou » ! Obligés de couper le fil de fer et d’arracher deux poteaux.

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Puisque l’on tourne autour du sujet, quittons l’anecdote bon enfant pour faire une incursion sur un terrain bien difficile à explorer. Même soixante ou quatre-vingts ans après, comment évoquer le souvenir troublant des premiers baisers, des premiers émois amoureux ? Encore plus malaisé de faire remonter à la surface les scènes trop crues, les gestes incompris, les ignorances, les naïvetés, mais aussi les agressions ou les perversions rencontrées. Se rappeler que l’ignorance des choses du corps et de la sexualité n’avait d’égale que la répression morale et religieuse qui l’accompagnait. Pourtant, les corps s’exprimaient et les rencontres avaient lieu, parfois tendres, souvent brutales, et le discours qui accompagnait ces sujets ne s’embarrassait pas de fioritures.

Quinze ans chacun. Ils se promènent bras dessus bras dessous dans le secret d’un chemin de campagne. Déjà, ils se sont usés le bec à des baisers maladroits. Le trouble les saisit. On sait, bien sûr, que l’on pourrait aller plus loin, mais où ? Comment ? Et avec quels risques ? Le garçon dit à la fille :
- Je voudrais toucher tes seins !
- J’veux bien, fit-elle.
Mais, après quelques soupirs, la voilà qui s’inquiète :
- J’vais pas être enceinte ?
- J’sais pas, répond le gars.
Vaudrait mieux que tu retires ta main.

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Ici, l’émoi et la candeur n’ont plus leur place. L’initiation a déjà eu lieu. C’est le frère du maître des lieux qui a défloré la fille du fermier, une jeunesse de 15 ans. Cela s’est passé en haut du pailler. C’était l’hiver, il faisait froid. Elle n’a eu qu’à écarter bras et cuisses et il a fait le reste. Puis, fier de cette nouvelle puissance, il a voulu partager. Le lendemain, il convoque les copains. La fille est déjà là haut. Chacun à son tour monte à l’échelle. Une demi-douzaine de godelureaux, niais et maladroits, qui le soir venu, au café, arroseront cette bonne fortune.

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Souvenir d’un roulier partant chaque semaine à Nantes avec ses chevaux et sa grosse guimbarde. Dès son retour, le bonhomme montait dans la chambre et on l’entendait appeler sa femme du haut de l'escalier : « Monte en haoue, la nature commande ! » Et la bonne femme de se tourner vers ses petites apprenties en soupirant : « Ah ! Mes pov’ galandes, ça vous f’rait ben pu d’bien à vous qu’à mail !… Mail, j’en ai marre ! J’sais pas quel’ idée qui z’ont queu’ z’hommes à trauiller dans le corps des aut’ avec leur grande pangueuille qu’a une tête rouge ! Ah ! Saloperie !… Allez don vouère, vou les feuilles ! Ça vou fera p’têt’ do bien » !

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Parole cassée de cette veille femme qui en frémit encore : « J’avais peut-être 12 ans. L’abbé X tournait autour de moi. Je voyais bien qu’il avait quelque chose à me dire. J’avais mes deux bras nus posés sur la table, de part et d’autre de mon catéchisme. Il me dit subitement : « Marie ! Cache tes bras ! Cache tes bras !  » Puis revenant à la charge : « Oh ! Marie, si tu savais comme ça fait envie » !

Ce frère de l’école Saint Roch n’avait pas su, lui, trouver la mesure de ses pulsions. Plusieurs gamins s’étaient plaint à leur mère : « Maman, le monsieur met toujours la main dans mon pipi ». Le curé fut prévenu et le frère déplacé dans une autre école.

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Les fermiers gardaient distances et révérence par rapport aux notables locaux, surtout s’ils portaient un titre ou une particule. L’usage était d’ôter son béret, son chapeau ou sa casquette et de saluer le premier. Pas question de s’adresser à certains châtelains propriétaires sans accompagner la demande ou la réponse d’un « Monsieur nout’maître » ! Un fermier en délicatesse avec son maître avait osé cette répartie : « Vous n’êtes pas nout’maître » ! Puis en montrant le ciel : « Nout’maître, on en a qu’un. Il est là-haut » ! Au terme de novembre, il fut renvoyé.

Les voitures et les chasses, le chapeau à plume, le banc à l’église, les bonnes œuvres de Madame, mais aussi les interventions auprès du préfet ou du député pour une faveur, une affectation régimentaire ou une pension… Autant de marqueurs d’une domination. Ah ! Les Panhard-Levassor sans soupapes du marquis de Tinguy ou de Marion de Procé* ! Se déployait sous leur capot toute une puissance symbolique. Mais que Marion de Procé gagnât le bourg au trot de son poney attelé devant un modeste attelage, le respect et la renommée le précédaient encore. Parvenu à la hauteur du magasin Jeanneau-Beilvert, il stoppait sa bête, balafrait la vitrine de la pointe de son fouet en criant d’une voix forte :
- Madame Beilvert !
L’épicière se montrait sur le seuil à qui il remettait une liste de courses tirée de sa pelisse…
- Voilà la liste ! Je repasse dans une heure. 
- Bien ! Monsieur.
Il repasserait dans une heure, chargerait les courses de la semaine et enverrait Joseph, le chauffeur-régisseur régler la note.

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* Propriétaire du château de la Rouaudière à Saint-Père-en-Retz et maire de la commune de 1880 à 1915.

Dans sa jeunesse, le père Rondineau avait surmonté les assauts du bacille de Koch. Pas de pénicilline à l’époque ni même de sanatorium pour les enfants de pauvres. Le vieux menuisier jurait qu’il devait son salut à l’absorption répétée de grosses loches rouges, vivantes et gigotantes. Souveraines médecines du père Rondineau qui dispensait aussi des conseils éclairés pour aider les femmes stériles à  procréer, leur vantant par exemple les vertus souveraines du sirop de Cordoue*. Sans doute les mots eux-mêmes - sirop de Cordoue – avec leur charge exotique et poétique, contenaient-ils une puissante vertu curative. De même la tisane de Litapare recommandée aux femmes dotées, à l’inverse, d’une trop grande fertilité. Pour limiter les naissances, on reconnaissait aussi les mérites de remèdes plus communs, comme la tisane de crocus, l’infusion de tanaisie, de poivre d’eau ou de graines de carotte ; quand ce n’était pas l’ingestion de poudre d’abeille ou plus simplement une patte de belette au contact du cou, ou du blé dans la main gauche.

* Outre L’histoire du tour de France par deux enfants, les vies de saints, les traités d’alchimie et autres avatars du Grand Albert, on lisait aussi le catalogue de Manufrance et combien de recueils de recettes, liqueurs et médecines populaires. Le calendrier de Cordoue avait ainsi ses adeptes. Outre le calendrier liturgique des fêtes chrétiennes et musulmanes, on y trouvait des indications sur les saisons, les signes du zodiaque, les phases de la lune mais aussi des conseils sur la culture des légumes, la taille des arbres et la confection de certains élixirs…

Le vieux menuisier qui avait lui-même élevé sept enfants, poussait encore le riflard à plus de 90 ans. Sans doute devait-il sa longévité aux vertus bénéfiques de l’herbe à Nicot car il fuma dur jusqu’au bout, récupérant même ses mégots pour confectionner des cigarettes à la fois peu onéreuses et chargées de principes actifs. De face, il présentait une curiosité esthétique, arborant une belle moustache bicolore, blanche de neige à gauche et robe de moine du côté du mégot.

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Le maçon Albert Landry venait de mourir. Les bons copains défilaient à son chevet. Il y avait là Jacques Boucheton, le menuisier, Jean Dupont, le teinturier, Joseph Forcier, l’épicier, et Eugène Charriau, le charron. Le père Émile Riou, coiffeur, vint le raser. Il sortit son attirail, fit mousser le blaireau, affila le coupe-chou et s’adressa au mort :

- Allez Albert ! À nous deux !
Pour plus de commodité, il se  mit à califourchon sur le corps et commença à le raser en lui parlant  bien en face :

- Tourne ta tête Albert. Voilà ! C’est bien… De l’autre côté… Bien…
Pendant ce temps, les compères devisaient comme autour d’une chopine. Boucheton venait d’empoigner un des chandeliers pour rallumer son mégot. Joseph Forcier qui avait sorti sa tabatière, se remplit les narines et éternua bruyamment.

- Lève le menton, Albert ! lança Émile en traquant le dernier poil.
Puis il sortit ses petits ciseaux et rajusta la moustache. Tandis que le coiffeur essuyait la dernière trace de savon, Eugène Charriau s’approcha :

- Qui qué là ? Et rasé de frais ? C’est mon Albert ? T’es beau comme ça !
Puis c’est le père Dupont qui lança :

- Ah ! On a l’air fin. On serait ben mieux tous les six à baiser une chopine de Seibel 1000 au P’tit Bar.
Émile Riou demanda alors à la ronde :

- Passez-moi le  vinaigre*.
Et pour parachever son ouvrage, il pulvérisa d’abondance tout le haut du corps avant de remonter le drap et de donner un dernier coup de peigne. Les cinq compères sortirent alors sur la pointe des pieds pour gagner le P’tit Bar.

* Solution composée d’un tiers d’eau de Cologne et de deux tiers d’eau.

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Il faut décrire maintenant quelques uns de ces gestes savants qui confèrent au charron comme au forgeron cet aura où se mêle la reconnaissance d’un savoir technique très élaboré et celle d’une proximité mystérieuse avec des secrets plus ou moins volés aux dieux. Depuis plus de 4000 ans qu’on utilisait des chars et des chariots tirés par des animaux de trait, de nombreuses inventions avaient grandement contribué au perfectionnement technique de ce moyen de transport : celle du collier d’épaule au XIè siècle, mais aussi celle du ferrage des chevaux et des roues. C’est en 1658 que fut reconnue par Louis XIV la corporation des « entrepreneurs de carrosses, coches, chariots, litières, brancards et calèches ». Apparaissait alors comme autonome et bientôt jalousé par le forgeron, le métier de charron. Un proverbe anglais affirmait : « Un mauvais charron fait un bon charpentier ». La véracité de ce proverbe se vérifiera dans la description qui va suivre de cette opération magique du châtrage*, requerrant à coup sûr le savoir combiné du forgeron, du charpentier et du menuisier.       accueil site

* On l’appelait aussi embattage ou frettage.

Avant le bandage des roues, il avait fallu choisir les bois : l’orme blanc pour le moyeu, car il ne se fend pas ; le chêne ou l’acacia, si résistants, pour les rais ; le frêne, solide et flexible, pour les jantes. Tous ces bois mis à sécher puis ouvragés pièce par pièce avec scies, tarières, planes et rabots. Des dispositifs simples et savants à la fois, avaient été mis en œuvre : l’évidoir, sorte d’étau pour assembler les jantes ; les ceintres pour calibrer les rais ; le mouillet pour recevoir le moyeu en attente d’usinage des logements de rais…

Suivait alors le rude travail consistant à cercler de fer ces roues de bois. Il se déroulait ainsi : les cercles préparés étaient introduits en bon ordre dans le four et couverts de fagots, copeaux et chutes de bois. Le feu opérait pendant une à deux heures, surveillé et alimenté régulièrement pour en maintenir l'ardeur. On atteignait alors une température de 800° donnant à l’acier une couleur rouge cerise. Il s’agissait de dilater un cercle de fer de diamètre inférieur de quelques millimètres à la circonférence externe de la roue pour l’instant enrayée et jantée de bois.

Cette roue - neuve ou fraîchement réparée - était fixée à plat sur le chantier à ferrer. Lorsque le charron jugeait que le fer était suffisamment chaud, il ceignait son tablier de cuir puis ouvrait la plus grande des portes, en se protégeant le visage de la chaleur ardente. Il sortait alors le cercle choisi en le tirant au moyen d'une longue griffe. Le grand anneau d’acier tombé à plat sur le sol était repris par deux acolytes avec des pinces identiques, soulevé et amené sur la roue fixée solidement sur le chantier. Le bois commençait à fumer et à s'enflammer au contact du fer rougi. Mais avant qu’il ne se transformât en charbon, il fallait prestement l'enfoncer sur la roue avec des leviers, et une fois en place, refroidir immédiatement le fer en l'arrosant vigoureusement, ce qui produisait des sifflements bruyants, des panaches de vapeur mêlés à la fumée, des craquements violents dus à la rétractation du fer serrant dûrement les jantes sur les rais, qui eux-mêmes s'enfonçaient dans le moyeu.

Le chantier à ferrer était ensuite basculé, puis la roue, montée sur un axe provisoire, était plongée dans un bassin empli d'eau ; un ouvrier la faisait alors tourner lentement, tandis qu'un autre frappait sur le fer à l'aide d'une lourde masse afin de parachever la mise en place de tous les éléments. Le même travail recommençait alors pour la roue suivante jusqu'à épuisement... Selon le nombre de roues à châtrer, cette tâche pouvait durer de la demi journée à la journée complète, suivie parfois de longues prolongations... Après cette phase de serrage, on rendait le cercle définitivement solidaire de sa roue par des boulons à tête conique noyés dans des trous du même profil et traversant métal et bois, au nombre de un ou deux par jante.       accueil site

La longue lignée des charrons avait au fil des générations  trouver une réponse au problème du déjantage des rais. On avait en effet constaté que la traction de la charrette à pleine charge soumettait l’essieu à une force redoutable chassant le moyeu vers l’extérieur. Surtout pas d’insertion perpendiculaire des rais dans le moyeu car ils se déboîteraient de la roue et celle-ci se trouverait déchaussée. C’est dans la force et l’inclinaison des rais qu’il fallait contrecarrer cet effet négatif. En les inclinant légèrement vers l’extérieur, le moyeu conserverait toujours la même assiette, exerçant une pression maximum sur les tenons des rais dans leurs mortaises. Il fallait donc creuser ces mortaises selon des règles subtiles. On était parvenu à calculer l’écuanteur*, c’est-à-dire l’inclinaison idéale des rais dans le moyeu. De surcroît, l’axe central du moyeu devait être orienté selon une légère inclinaison par rapport à la chaussée. La combinaison de ces règles – inclinaison des rais vers l’extérieur et léger dévers du moyeu vers le sol – permettait de maintenir l’aplomb des roues dans les mouvements de roulis du chariot, et la résistance du chariot s’en trouvait grandement renforcée.

* Mathématiquement, l’écuanteur est tout simplement le sinus de l’angle formé par les rais et la verticale.

Tout ce travail nécessitant force, coup d’œil et précision rangeait le charron au rang des maîtres artisans. Ils disparurent néanmoins les uns après les autres de toutes les communes rurales vers 1963 ou 1964... Et celui-ci comme les autres.
 

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On voyait chaque jour des femmes de la campagne venir à pied ou avec une charrette à bras porter lait, œufs et victuailles dans les magasins ou chez les particuliers les plus fortunés. Ainsi, une domestique du Pont-Neuf traînait chaque matin un grand bidon de lait qu’elle vendait au litre dans les maisons du bourg. Une autre veille femme vendait de la crème. Un sou la cuillère déposée dans le récipient qu’on lui tendait. Elle plongeait son ustensile dans le pot et comptait : « Yine ! » Puis répétait en déposant la crème : « Yine ! »…  Deusse ! Deusse !… Toisse ! Toisse !… Quate ! Quate !… Cinte ! Cinte !… Sisse ! Sisse !… Sette ! Sette !… Huite ! Huite !… Neufe ! Neufe !… Disse ! Disse ! » Souvent, on en restait là. « Disse pour dix sous » ! Mais parfois, cela continuait … « Onsse ! Onsse !… Dousse ! Dousse !… Treisse ! Treisse !… » Vu la consistance de la crème, la cuillère ne se vidait jamais, mais au-dessus de « disse », on avait droit à « yine » ou « deusse » par-dessus le marché.

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Dans les années 1910, cette entreprise de distribution s’appelait « Favreul et compagnie ». Elle changea de raison sociale après la guerre de 14 pour devenir l’entreprise Lumineau, puis Charpentier-Bigeard. La marchandise arrivait alors en gare de Saint-Père-en-Retz où les rouliers la transféraient dans des carrioles tirées par deux ou quatre chevaux pour la distribuer dans tous les bourgs voisins et les petits magasins de la côte.

Eugène Charriau se souvient des heures héroïques de ces années 1910, alors qu’il n’était encore qu’un gamin fasciné par les étranges personnages, machines et véhicules fréquentant les entrepôts de la rue de la Sorbonne d’où s’échappaient aussi des bruits et des parfums si stimulants pour son imagination. Il évoque par exemple Jules Leray, représentant en épicerie, revenu de la guerre de 14 avec les pieds gelés et qui en avait gardé une légère claudication. Il embauchait à 7 h, mais à 6 h 50, on était sûr d’entendre approcher son pas déréglé accompagné du tac tac métallique de sa pointe de canne, puis le frottement de la chaîne et du cadenas sur les ferrures du grand portail. On reconnaissait alors les odeurs fortes des caques de hareng, ou doucereuses, des sucres et des mélasses. Dans les années 20 on se familiarisa avec des effluves nouvelles : celles de l’essence et du pétrole. Mais le parfum préféré des enfants se rendant à l’école ou allant chercher du lait à la ferme des Vannes demeurait pourtant celui, puissant et entêtant, du café. Les grains verts ruisselaient de la trémie dans un grand bac où ils étaient agités par un bras métallique. Au fur et à mesure du chauffage, on voyait les grains gonfler, passer au jaune, prendre la couleur de la cannelle, avant de virer au brun, tout en libérant des essences qui vous explosaient aux narines.

Extraits de « Une vie de paysanne – Marie Mellerin » ( 3è partie)

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La ferme devenant trop petite pour nourrir 10 personnes, le 25 avril 1923, la famille Bourmaud mit cap au sud, jusqu’à buter sur les marais du canal de Haute-Perche. On déménagea bêtes et gens pour la grande ferme du Marais-Héry.  53 hectares dont 8 hectares de vignes. Marché de dupes où on se retrouva pieds et mains liés sur une ferme « à moitié », avec des revenus et des récoltes à couper en deux, et sans aucune liberté de vendre ou d’acheter les bêtes. Les deux parents approchaient de la cinquantaine, Fernand venait d’être appelé sous les drapeaux, tandis que sept gosses entre 5 et 18 ans s’échinaient à une tâche sans lendemain. Combien de temps par exemple à tailler et traiter ces milliers de ceps de gros-plant dont il faudrait donner la moitié du produit ?       accueil site

L’installation dans cette ferme correspondit pour Marie avec le deuil de l’école. En mai 1923, au lendemain de sa deuxième communion, elle prenait le chemin du marais derrière ses moutons. L’œil sur son troupeau, elle se pénétra alors de la géographie des lieux, imprimant dans sa mémoire le paysage enchanté de l’enfance dans lequel elle viendrait puiser l’énergie qui l’aiderait à affronter tous les coups durs que lui réservait la vie. Assise sur un talus bordant les prairies de la Roche inclinées doucement au levant, elle pouvait suivre le profil verdoyant des berges d’un petit ruisseau la séparant de la Basse Chanterie. Derrière le coteau où ondulait la vigne de gros-plant se profilait le fin clocher de Chauvé. Au nord-ouest, les champs des Pibles, à toucher la Grande Aurière. À l’ouest, les grandes étendues verdoyantes du Pré Neuf donnant sur la Landerie. Au sud, vers le canal de Haute-Perche, la grande pièce de la Grange, puis le marais ouvert aux vents et aux crachins remontant de la mer.

La bergère de 12 ans allait observer pendant sept ans le cours des saisons sur ces terres où chaque culture requérait de la sueur, du soin et un travail acharné pour peu de profit. Terres grâlées de l’été, marais inondés de l’hiver. Semis et sarclage, traitements et désherbages, foins, moissons et vendanges. La traite, l’angoisse des vêlages. Mais aussi la récompense des fruits et des gerbes. La caresse des bêtes. L’attendrissement des printemps quand les eaux vertes se retirent des marais et que l’on surprend les bancs d’alevins entre les touffes de joncs ou que l’on tombe sur les œufs de la cane dans le secret des roseaux. La douceur verdoyante des prés de Jarry, avec au revers des talus, la touffe de violettes ou de primevères, les crocus près de l’abreuvoir. La pause au retour des champs près de la secrète fontaine, avant la bolée de cidre doux dans la fraîcheur de terre battue de la petite cuisine. À l’automne, grimper à la cime des pommiers et chanter bien fort et sans honte, comme la pie du verger.

Ni radio ni télé à cette époque, juste une revue : Bernadette, illustré catholique pour les fillettes, et de temps en temps, l’œil jeté sur le Pèlerin des parents. Une seule sortie autorisée, la messe dominicale, celle de six heures ou celle de dix heures solaire ; à chacun son tour, selon les dimanches. Ceux du matin seront de garde jusqu’au soir. Il faut alors, à la chandelle, enfiler une robe par dessus la camisole chiffonnée de la nuit pour la messe de 6 heures, ou s’arranger avec un peu plus de coquetterie pour celle de 10 heures. Un vélo pour les gars, un autre pour les filles ; heureux celui qui saute dessus le premier. On partage parfois la robe et les sabots avec une aînée ou une cadette. Mais chacun arrange ses boucles et ses accroche-cœur à sa façon. Vêpres pour tout le monde et retour obligée avant la traite. Au loin, on entend parfois le flonflon d’une fête, mais pas question de s’affranchir des limites de la ferme et de la portée de voix de la mère.

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Autour de ce grand village, c’était près de 250 hectares exploitées ou cultivées par ces quatre familles, depuis les prés à foin le long du canal, jusqu’aux terres à blé et à betteraves réparties de part à d’autre de la départementale reliant Arthon à Pornic. À l’ouest, on exploitait des parcelles jusqu’à la Noë des Marais et la Cossonière ; à l’est, des Grands Marais jusqu’aux Hautières en passant par les Failles Ouches, les Genêts et le Pont du Gué ; au sud, jusqu’à la Psaudière, la Croix de Justice et la Haie au Renard, en passant par les Hunières, les Terres blanches et la Fosse aux loups. Poésie des noms, mais âpreté des travaux. Peu de chemins empierrés à l’époque. Celui rattachant le village à la départementale n’était vraiment praticable qu’à l’été, mais à la mauvaise saison, il était pétri et malaxé par les sabots des bêtes et les roues des charrois.

La corvée de fumier pouvait durer des semaines. Les hommes, dans l’ombre des étables, tiraient alors le fumier au croc et à la fourche et le jetaient dans les tombereaux qui cahotaient ensuite vers les guérets. Jusqu’à six ou huit paires de bœufs devant les attelages au cours de ces corvées partagées avec les voisins. On distribuait le fumier en petits tas géométriquement répartis qu’on appelait des « mousseaux ». Dix par tombereau. Il fallait ensuite éparpiller à la pointe de la fourche ce précieux engrais qui ferait pousser dru les prochaines récoltes. C’était souvent le travail des femmes, celui de Marie et de sa sœur Marcelle par exemple, qui y dépensèrent combien de semaines de leur jeunesse ?

Les seules distraction de ces longues et pénibles journées : observer au loin un vol de canards ou de perdrix,  admirer un épervier faisant le saint esprit, écouter une alouette invisible s’égosillant dans l’azur, ou guetter les cloches vibrant aux clochers de Chauvé, d’Arthon, ou parfois de La Bernerie quand le vent soufflait de la mer, mais on gardait sa préférence pour le vieux carillon du Clion. Malgré la fatigue, la chaleur et la poussière, malgré la longueur des jours, surtout pour les femmes, Marie préférait les grands travaux collectifs de l’été : foins, moissons et battages. Elle était devenue imbattable pour « bâtir » une charrette de foin, dresser les quintaux de gerbes au sortir de la lieuse, ou construire dans l’aire de battage une meule impénétrable aux intempéries.

À l’hiver, les eaux du canal commençaient à refluer sur les prés, montant même parfois jusqu’aux limites du potager et du verger. On nourrissait alors les bêtes à l’étable, et la corvée s’achevait longtemps après la tombée de la nuit et bien souvent dans la grisaille ou le crachin des marais qui s’abattait sur le village. Après un brin de toilette, on trouvait encore la force et l’entrain d’organiser une veillée. Au son de l’accordéon d’Émilien Mellerin, malgré la fatigue, on ne tardait pas à esquisser des pas de danse et lancer une gigue. 

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La situation s’aggrava vraiment au moment précis où le reste du pays fêtait sa libération et s’engageait dans la reconstruction, c’est-à-dire à l’automne 1944, avec la formation de la poche de Saint-Nazaire. Les villages situés de part et d’autre du canal de Haute-Perche se trouvèrent au point de friction maximum entre les Allemands assiégés et les FFI les encerclant. La nuit, on recevait la visite des Français en patrouille, le lendemain matin celle des Allemands lancés à leurs trousses. Et ainsi jusqu’à Noël 1944 où la situation se gâta pour de bon. Les Allemands avaient lancé une offensive sur tout le front de la poche sud, entre Pornic, Chauvé et La Sicaudais. Les premiers obus tombèrent sur Haute-Perche, le pont du Clion et les abords d’Arthon dès l’aube du 21 décembre*. Alors que Chauvé était sous le feu allemand, cinq obus s’abattaient sur la ferme de la Tiffonnière, endommageant les bâtiments, tuant les poules mais épargnant la petite famille rencognée au fond d’un placard de la cuisine.

* On trouvera le récit détaillé de ces combats et une description des heures noires de la poche de Saint-Nazaire dans Une si longue occupation (du même auteur, chez Geste éditions, 2005)

On s’inquiétait pour la petite Marie-Claude, alors âgée de 9 ans, pensionnaire avec une dizaine d’autres fillettes chez les bonnes sœurs de Saint-Gildas, à Chauvé. C’est sous la mitraille et sabots à la main pour courir plus vite dans la gadoue que les gamines s’enfuirent de Chauvé au matin du 21 décembre 1944. Marie-Claude fut récupérée dans une ferme par son oncle Joseph qui la ramena chez ses parents sur le cadre du vélo, tous deux se jetant dans les fossés au sifflement des obus, au milieu des hommes du 8è. Cuirs se repliant vers le marais de Haute-Perche.

Ce n’est qu’à la veille de Noël que les combats s’apaisèrent et que se stabilisèrent les nouvelles lignes. Tous les villages de l'enclave entre les rives inondées du canal de Haute Perche et la route reliant Saint-Père au Clion, derrière laquelle étaient installés les nouveaux avant-postes allemands, furent enjoints d’évacuer entre Noël 1944 et la mi-janvier 1945 : la Guichardière, la Limbrière, la Foresterie, la Tiffonnière, la Baconnière…       accueil site

À la première accalmie, on porta le charnier et les patates hors de la poche, chez le grand-père Mellerin, à Arthon. Au lendemain de Noël, on parvint à vendre quelques bêtes, à en répartir d’autres dans des fermes moins menacées. Puis, sous la pression des autorités et des FFI, on chargea quelques ballots de linge et quelques meubles sur la charrette pour s’installer provisoirement chez les grands-parents Mellerin. C’était le 17 janvier 1945. On avait emmené les poules qu’on mangerait une par une au fil des jours, et aussi quatre vaches. D’autres voisins avaient renoncé à emmener leur troupeau et avaient libéré leurs bêtes en pleine nature. La neige et le verglas s’abattirent alors sur la contrée et on resta bloqué à Arthon pendant deux semaines.

 Émilien, comme des dizaines d’autres fermiers expulsés, partit en reconnaissance pour chercher un hébergement ou une ferme d’accueil. Ce qu’il trouva au château de Sainte Marie, à Saint-Même-le-Tenu. On arriva avec le ménage sur la charrette et les vaches par derrière. Marie, exténuée, s’assit alors sur un tronc d’arbre abattu pendant que ses vaches exploraient les lieux à la recherche de quelque brin d’herbe épargné par le froid. C’est alors qu’un habitant du château pointa son nez au balcon et lança : « Tiens ! Les réfugiés sont arrivés » ! déclenchant aussitôt ses larmes. Vivaient là les familles Sorin, Durand et Salaud. La famille Sorin leur loua une vieille maison flanquée d’une écurie et d’un petit hangar qui leur permit de survivre avec leurs quatre bêtes pendant les derniers mois de la poche.

Marie gardait ses vaches au long des chemins où elles broutaient l’herbe des bermes. La petite Michelle l’accompagnait pendant que les deux aînés se rendaient à l’école de Saint-Même le Tenu. Des voisins compréhensifs cédèrent du foin. Émilien ne pouvait cacher son découragement. « On est ruiné », disait-il. Il va falloir repartir à zéro » ! Mais il se reprenait en disant qu’au moins il n’était pas prisonnier comme la plupart de ses copains, et Marie faisait valoir que toute sa famille était vivante et en bonne santé.       accueil site

Un autre usage très vivace consistait chaque année à renouveler les marguilliers de la paroisse. C’est le curé qui à la Quasimodo procédait à cette nomination de paroissiens qui l’assisteraient au sein du conseil de fabrique. Leur fonction théorique consistait à administrer et entretenir les biens de la paroisse – église ou chapelles, biens fonciers ou immobiliers, écoles… Mais pratiquement, leur mission consistait surtout à gérer les quêtes et les offrandes. Ce rôle très prisé échut en 1948 à trois hommes de 46 ans : Louis Fillodeau, cafetier au bourg, Joseph Bouyer de la Michelais des Marais et Émilien Mellerin de la Tiffonière. C’est le curé Sérot qui les nomma. Trois ans après cette si longue occupation qui avait tellement meurtri Chauvé, on était fier d’avoir été choisi par ce prêtre indomptable qui avait rendu de multiples services à la résistance, secouru les pilotes alliés abattus, mais surtout su tenir tête aux Allemands tout en aidant les FFI encerclant la poche. L’homme avait aussi une bonne cave et on en ressortit la fleur à la boutonnière avant quelques haltes dans les cafés de Chauvé.       accueil site

Chaque dimanche, c’est Louis Fillodeau qui allumait les cierges du grand autel et assurait la quête côté évangile ; Joseph allumait les cierges de l’autel de la Vierge et quêtait dans la grande nef, tandis qu’Émilien allumait les cierges de l’autel Saint-Germain et faisait la quête dans les allées latérales. Discrètement, les trois « consorts » faisaient circuler au fond de l’église quelques tabatières à priser qui provoquaient un peu de brouhaha ponctué d’éternuements plus ou moins étouffés. Pour toutes les grandes fêtes, comme les communions ou les fêtes Dieu, les trois hommes portaient croix et bannières. Souvenir ému et attendri de ce cortège foulant un chemin de fougères semé de digitales et de pétales de roses, ponctué de motifs de sciure colorée. On avançait sous des arcades fleuries, au milieu d’une double haie d’honneur de garçons et de filles en aubes et robes blanches de communiants. Derrière un carré de porteurs de fanions s’avançait le prêtre en grand apparat sous un dais porté par quatre hommes. Il présentait le saint sacrement à une foule recueillie. La chorale lançait alors à pleins poumons :

Triomphe ! Oh Roi ! Dieu de l’eucharistie !
Autour de toi se pressent tes enfants
Pour réparer l’outrage impie !
À toi nos cœurs et nos voix et nos chants !

Et la foule de reprendre en chœur « À toi nos cœurs et nos voix et nos chants » !

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Le 8 décembre, fête de la nativité de la Vierge, commençait la quête du gui l’an neuf. On voyait alors nos trois gaillards partir vers les campagnes, armés d’un grand bâton ou flottaient des rubans bleus et blancs et où étaient accrochés des bouquets de laurier ou de houx. Ils frappaient à la porte de chaque maison et priaient le maître des lieux de se départir d’un boisseau de blé, d’un morceau de lard, d’un chapelet de saucisses, d’une volaille ou de quelques bonnes bouteilles. La rencontre commençait par quelques chansons et se terminait à la cave. Le plus souvent, c’est Émilien qui entonnait une ritournelle adaptée à la profession du donateur ou aux exigences de l’heure, la reconstruction du clocher de Chauvé, par exemple :

Nous somm’ de Chauveu
Connue par son église.
Tout n’est pas a’chveu
Encore dans l’entreprise. (bis)
Vous nous donn’rez
Quelque peu !
J’ammassons la gui-l’an-neu !

Parfois l’on allait à pied, d’autres fois à vélos ou avec la voiture à cheval. Redoutable expédition qui voyait souvent revenir nos quêteurs d’un pas mal assuré, s’appuyant sur leur grand bâton. Au deuxième dimanche de janvier, le conseil de fabrique organisait une vente aux enchères qui permettait de réaliser en monnaie sonnante et trébuchante la valeur de ces dons*.

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* Cette pratique de la quête du gui l’an neuf renvoyait à une coutume celtique qui voyait les druides couper le gui pour l’offrir autour d’eux et favoriser ainsi la récolte de froment ; ils recevaient alors une offrande en retour. Au Moyen-âge, ce rite christianisé permettait de secourir les indigents. On trouvera une description détaillée de cet usage ainsi que des fonctions des marguilliers dans un ouvrage d’Émile Boutin et Marc Guitteny intitulé « Le pain bénit » (Siloë 2003)

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Extraits de « Maurice Landry : l’enfance d’un jeune maçon
et histoire de la salle Saint-Roch » ( 4è partie)

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Le passage des chevaux s’accompagnait du ramassage rituel du crottin pour les géraniums, et c’était à qui se précipiterait le premier, pelle et balayette à la main. On sortait sur le pas de la porte pour voir passer la carriole du boulanger Roland. Combien de fois avait-il levé le coude au cours de sa tournée de pain ? Le bonhomme somnolait sur son banc tandis que le cheval retrouvait seul la route de La Sicaudais. C’est au cours des années 20 que la modernité pointa pourtant son nez sous la forme d’une impressionnante machine à goudronner qui allait priver définitivement enfants et moineaux de cette poussière et de ces ornières qui faisaient le charme des rues, avant comme après la pluie. « La goudronneuse à vapeur ! La goudronneuse à vapeur » ! criaient les gamins émerveillés en suivant de trop près l’équipe de cantonniers. Après l’euphorie des fumerolles chaudes dans l’enivrante odeur de goudron, il fallut se résoudre à la correction maternelle et au décapage à la motte de beurre. Hippolyte Séguineau avait fait posé les premières limitations de vitesse… 12 kilomètres heure* ! Le premier accident ne se fit pourtant pas attendre. Maurice en fut le témoin terrorisé : sa sœur Yvonne traversant la rue sans regarder avait été renversée par la voiture d’un représentant de commerce déjà trop pressé. À la vue d’une large plaie à la tête, il l’avait d’abord crue morte, mais on la sauva.

* Plus tard, en 1935, le même maire relèverait les vitesses autorisées à 40 kilomètres heure pour les voitures et 30 pour les camions.

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Les drames prenaient parfois l’allure de la sottie médiévale, comme en ce jour où se noya le voisin Raoul... À la mort de ses parents cafetiers, Raoul avait repris l’affaire avec sa femme. De peintre qu’il était, il devint cafetier-cordonnier, mais tout alla de travers, ménage et métier. Sa femme ou un client le cherchaient à l’atelier ? On le trouvait à la cave ! Un jour de soif et de rififi, poussant un grand cri, il se jeta dans son puits. Son voisin Francis Coquet alerté par ses appels, se pencha sur la margelle et promit son aide. Pendant ce temps, la femme du désespéré, aussi grande et forte que son mari était malingre et chérif, courut chez Albert Landry, son voisin, puis chez Alexandre Moriceau : « Monsieur Landry ! Monsieur Moriceau… Un grand malheur ! Raoul vient de se jeter dans le puits. »

Albert Landry n’écoutant que son courage, empoigna la chaîne et enjamba la margelle : « Tiens bon, Raoul ! J’arrive » ! Il eut tôt fait de rejoindre le désespéré qui confessa entre deux hoquets : « T’en fais pas. J’l’ai fait exprès pour emmerder ma femme » ! Albert commença par lui flanquer une beigne avant de lui faire boire la tasse pour de bon, puis de le brêler au crochet à seau. « Oh Hisse » ! cria-t-il à ses compères qui tiraient déjà sur la chaîne. Dès que le noyé pointa son nez à la lumière, Alexandre l’engueula à son tour, laissant filer la poulie pour un nouveau bouillon rédempteur. Et ainsi trois fois de suite. Ayant épuisé leur stock de « Fumier » ! et de « Sacré salaud » ! les bons samaritains firent rouler le naufragé par-dessus la margelle. Maurice se souvient du désastreux épilogue… Alors que Francis, Albert et Alexandre encadraient le noyé et se dirigeaient vers la cave pour arroser le sauvetage, on avait vu la femme de Raoul se précipiter comme une furie pour estourbir son homme d’un magistral coup de casserole.

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L’abbé Forgeau était un grand bel homme, ordinairement doux et calme, se contentant des attributs ordinaires de sa charge : la célébration des offices et des cultes, le respect scrupuleux des rites accompagnant le calendrier liturgique, ainsi que les grands étapes de la vie et de la mort de ses paroissiens. La bonne tenue morale des enfants du patro lui importait aussi au plus haut point et toute contravention l’entraînait facilement sur les sentiers de la colère. Comme en atteste le récit de cette sulfureuse partie de pêche aux grenouilles… À la belle saison, quand il n’y avait pas de patronage, la petite bande des frères Landry se donnait rendez-vous sur les bords de l’étang d’Henri Séjourné, près du jardin de la cure. On y pataugeait à la recherche de tritons et têtards, et on y pêchait anguilles et grenouilles. En ce jour de grand soleil, la pêche s’annonçait bonne. Pour s’avancer au plus loin sans salir les petites culottes, voilà nos baigneurs tombant les bretelles, et en un tournemain se retrouvant les fesses à l’air. Comment imaginer les terribles suites de cette innocente partie de campagne ? Le lendemain, on vit l’abbé Forgeau s’encadrer dans l’entrée de la classe pour appeler chacun des membres de la petite bande :
- Suivez-moi dans le bureau du directeur !
Ce qu’ils firent sans inquiétude, pensant qu’on allait leur confier une corvée de jardinage ou autre mission de confiance.
- Qu’avez-vous fait hier après-midi ? 
- La pêche aux grenouilles, répondirent-ils d’une seule voix.
- Et qu’avez-vous fait pendant la pêche ?
- Rien. Monsieur l’abbé.
- Vous n’auriez pas retiré votre petite culotte ?
Ils restèrent cois pendant que le rouge leur montait au front. Déjà, roulait le tir de batterie contre le diable et ses tentations, et ce n’est qu’in extremis que le prêtre consentit à les retenir d’une chute vertigineuse aux enfers :
- Demain, tous à confesse pour confesser vos péchés et expier votre faute.        accueil site

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Reste encore le souvenir cuisant de cette retraite préludant à la communion solennelle de Maurice, en 1934… On est dans l’église de Saint-Père-en-Retz où va se clore une semaine de prières et de dévotions, ponctuée de chapelets, de bonnes résolutions et de récitations du catéchisme. Au mot près. Pour son bonheur… et son malheur, Maurice n’a pas en tête ce jour-là, que la liste des pêchés capitaux et des commandements de Dieu ; il y garde aussi de douces pensées pour Marthe, future communiante comme lui. On est en pleine répétition générale. Le prêtre se dirige vers le chœur, tournant le dos à sa troupe. Marthe se penche, Maurice se penche… Deux sourires d’angelots viennent de voleter à travers la grande allée. On s’enhardit. Le gamin sort un papier de sa poche, le roule en boule et l’envoie vers sa dulcinée. Déjà le vicaire a fondu sur l’objet du délit et le déroule fébrilement : « Marthe, je t’aime. Maurice. » De bien sincères sentiments griffonnés d’une écriture maladroite. La colère du prêtre explose. Il foudroie l’enfant d’une terrible menace : « Petit malheureux. Comment peux-tu penser à des choses pareilles ? Songe plutôt au repos de ton âme. » Somme toute, une colère bien modérée qui le préservait en tout cas du feu éternel…

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Outre les interdits concernant la morale individuelle, il y en avait aussi déterminant les relations avec le camp d’en face, c’est-à-dire celui des républicains, autrement dit des sans Dieux. Pierre Fleury*, maire du Clion depuis 1925, avait osé se présenter contre le marquis de Juigné. C’était un républicain, proche d’André Morice, ancré dans la vie politique et syndicale de son canton de Pornic devenu un bastion radical-socialiste encerclé par des cantons royalistes. Le marquis Jacques de Juigné ne se connaissait pas d’adversaire sérieux aux élections législatives et il ne ferait qu’une bouchée de ce républicain. Pourtant lorsqu’on vit les suppôts de Pierre Fleury courir la circonscription en laissant derrière eux libelles et affiches, les frères des écoles chrétiennes ordonnèrent à leurs élèves les plus débrouillards de récupérer rapidement cette propagande et de la remplacer par celle du marquis. On organisa une tournée quasi militaire derrière une voiture à bras où on entassait les mauvaises affiches que l’on venait d’arracher et où on l’on transportait les bonnes, collées aussitôt à tour de bras. Mission couronnée de succès qui se termina par un autodafé dans la cour de l’école Saint-Roch. En présence du curé Sautejeau, maître d’œuvre de l’opération, les gamins dansaient autour du feu en y précipitant les affiches maudites et en criant : « Le diable brûle ! Le diable brûle » !

* Pierre Fleury, né en 1876, paysan aisé du Clion-sur-Mer, réélu de 1925 jusqu’aux années d’après-guerre, fut aussi élu au Conseil Général en 1934. Il présida le Comité local de Libération en 1945. Exception en pays de Retz, le canton de Pornic (avec les communes côtières de La Plaine-sur-Mer, Sainte-Marie, Pornic, Les Moutiers, La Bernerie, Le Clion) était alors acquis aux idées du radical-socialiste André Morice.

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C’est à l’hiver 34-35 que l’effervescence autour du projet de salle paroissiale remonta à la surface. L’abbé Robart était vite devenu l’animateur infatigable de la troupe de théâtre. À la fin de chaque répétition souvent ponctué des coups de gueule homériques du metteur en scène, l’un des acteurs, Louis Brouteau, Joseph Patillon ou Marcel Averty, lançait une dernière réplique attendue de toute la troupe : « L’abbé, avez-vous quelque chose sur le cœur ? » Robart réagissait alors au quart de tour et les bouteilles sortaient comme par magie de derrière les rideaux. On se quittait avec la blague ou la chanson à la bouche et jurant que c’était bien beau de préparer un spectacle mais encore faudrait-il pouvoir accueillir dignement les spectateurs !

Robart sentit vite que le projet aurait l’assentiment de la communauté paroissiale et de ses édiles. Quant aux artisans, ils étaient prêts à déployer leurs équipes. Resterait à lancer sur les routes les volontaires des campagnes avec leurs attelages de tombereaux. Mais encore fallait-il convertir d’abord son propre curé !
- Avez-vous l’argent, Robart ? lui demanda Félix Sautejeau.
- Non, monsieur le curé. Mais je le trouverai.
- Alors, vous êtes fou !
Cette dernière réplique constitua pour Robart un puissant encouragement. Il s’agissait de démontrer que non seulement il n’était pas fou mais que le fruit était mûr. Un signe ne trompait pas : les quêtes réalisées au cours des dernières représentations théâtrales se faisaient de plus en plus généreuses. Jules Robart était doté  d’un caractère bien trempé et d’une énergie débordante. La mise en place de ce projet et sa réalisation en un temps record allaient révéler des qualités de meneur d’hommes et d’organisateur dépassant largement celles attendues d’un simple vicaire d’une petite commune rurale. Dans les années 30, la fête, comme les rites religieux ou les travaux des jours, s’épanouissaient encore largement dans un cadre collectif où chaque homme, chaque famille ou chaque village pouvait apporter sa contribution, voire, au sens propre du mot, « sa pierre à l’édifice ». Et Robart comptait bien s’appuyer sur l’émulation et l’énergie inépuisable naissant de ces circonstances.
Plusieurs fois déjà, Maurice avait surpris des conciliabules entre Jules Robart et son père.
- On pourrait raser la petite salle et en construire une plus grande, disait Robart.
- Non. Trop près des classes. Terrain trop étroit, répondait Landry.
Un premier plan et un premier devis furent proposés au printemps 1935…       accueil site

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L’abbé Robart passa prévenir Albert Landry : « Demain à neuf heures, pose de la première pierre et bénédiction. Préviens tes deux gars, c’est eux qui la poseront ». Le père Landry relaya aussitôt l’information : « Maurice ! Coco ! Demain, debout au chant du coq » ! Les deux gamins ne comprirent pas l’enjeu immédiatement et soupirèrent à la pensée de cette nouvelle corvée qui allait s’abattre sur leurs épaules d’arpettes à peine sortis de l’école. C’est la maman qui leur mit les points sur les I : « Mes enfants, vous rendez-vous compte de l’honneur qu’on vous fait ? Vous allez poser la première pierre de la salle paroissiale ! C’est une grâce du Bon Dieu ! »

Lorsque pointa le jour, les deux gamins gagnèrent le chantier où les attendaient déjà une dizaine de compagnons achevant de nettoyer la fouille. Cinq gars à Landry, cinq à Renaudin. À l’heure dite, on vit arriver Robart, grand échalas se déhanchant sur son robuste vélo. Il décrocha du guidon le seau d’eau bénite avec son goupillon, puis déclara : « Allez, les gars. On la pose, cette pierre » ? Maurice et Coco étaient plongés dans un grand embarras. Il s’agissait de descendre dans la tranchée non pas une mais deux énormes pierres d’angle dépassant largement les possibilités de leurs frêles épaules. Ils regardèrent leur père, espérant une aide. Mais le bonhomme ne se laissa pas attendrir et lança : « Allez les arpètes, à vous de jouer » ! Heureusement, l’abbé Robart qui avait vite jugé de la situation, vola au secours de ses deux enfants de chœur. Quelques pelletées de mortier et le voilà sautant dans la tranchée pour aider les deux gamins à descendre les pierres et à les implanter. Pousse et tire, deux ou trois coups de massette. « C’est de niveau » ! Il s’empara alors du seau et du goupillon et aspergea à grands coups dans tous les azimuts. Sur les pierres, sur les compagnons et sur les arpètes. Les ouvriers, casquette basse, ne bronchaient pas, ni même Albert Landry, pourtant peu amateur de bénédiction. Quant aux deux gamins ruisselant d’eau bénite, ils goûtaient ces instants de gloire comme s’ils venaient de jeter les fondations de Saint Pierre de Rome.

Robart retourna au porte-bagages où il empoigna un panier de bouteilles qu’il posa au bord de la tranchée. « Bon courage et bonne journée à tous » ! lança-t-il en raccrochant le seau d’eau bénite au guidon. Puis on vit le grand oiseau noir reprendre son envol sur son énorme biclou. Mais pour le père Landry, la distraction avait assez duré. Il venait d’extraire de son gousset la grosse montre d’acier ramenée des tranchées de Verdun et jura bruyamment, comme pour conjurer les effets émollients de l’eau bénite : « Bon Diou de Bon Diou, un quart d’heure de foutu. Sortez-moi de là-dedans et tout le monde au boulot. On boira un coup plus tard » !

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La maçonnerie achevée, l’élévation de l’étage et des pignons fut presque un jeu d’enfant. La poulie à cliquets chanta sans discontinuer pour monter les briques creuses. Panneaux, coffrages, ferraillage, tout fut réglé en une semaine, pignons compris. On hissa le bouquet et on poussa des hourras. Robart déboucha les bouteilles et la soirée fut bien arrosée. Demain arriverait la charpente métallique, et les maçons de Saint-Père se réjouissaient déjà de voir coiffer leur édifice d’un si noble chapeau.

On assista à une belle manœuvre de débarquement. Les hommes en bleu des ACP sautèrent d’un puissant camion prolongé d’une remorque où ils avaient arrimé mât de levage, fermes et chevrons. Tout impressionnait dans ce convoi : l’engin des surplus américains, l’enchevêtrement des ferrailles, et jusqu’aux casquettes, vestes et pantalons de toile des ouvriers constituant une sorte d’uniforme. Cela tranchait avec les nippes dépareillées et rapetassées des équipes Landry - Renaudin.

La ferme fut rapidement assemblée à même le sol et chaque écrou souqué à bloc. Restait à relever cette pièce maîtresse de la charpente et à la positionner toute brandie sur le chaînage du mur d’enceinte. Le mat de relevage se dressa vers le ciel et fut rapidement haubané. Il était couronné de plusieurs poulies de bois avec cordages et crochets pour hisser la ferme sans à coups ni fatigue. On observait la manœuvre, admirant tous les signes d’une parfaite maîtrise. Même le pli de la bouche du chef d’équipe laissait une impression de rigueur et de précision inflexible. À chaque étape importante, le pli se transformait en un petit rictus qui découvrait deux rangées de dents en or.

C’est alors que frappa le destin. Depuis quelques minutes déjà, une extrémité de la ferme avait talonné son point d’ancrage sur le mur, mais on sentait bien que de l’autre côté, l’affaire se présentait mal. « Poussez vers nous ! » criait Gueule en or. Mais chacun avait bien compris l’horrible vérité, pousse ou tire, on reposait à la pincette, trop court de plusieurs centimètres.

Le rictus avait fui du visage du contremaître qui fut sûrement parmi les premiers à mesurer l’ampleur de la catastrophe. On fit prévenir aussitôt Aimé Bigeard et l’abbé Robart, les deux maîtres d’œuvre. Bigeard, ne pouvait croire à une erreur des ACP. Il se tourna vers les maçons : « Vos murs ne seraient pas en faux aplomb ? » Quel terrible soupçon ! Albert Landry, compagnon du tour de France, avait blêmi sous l’offense. Le ton monta très vite, et le chantier s’enrichit de plusieurs tombereaux de jurons. Robart courait de l’un à l’autre tentant de faire tomber la pression.       accueil site

Pendant que Gueule en or, décamètre en main, mesurait et remesurait, sans pouvoir étirer la ferraille d’un centimètre, Albert Landry expédiait Maurice chez la cousine Menan qui tenait une petite quincaillerie rue de Pornic : « Ramène-moi une pelote de cordeau neuve. On va vérifier l’aplomb ». Ce qui fut fait sous l’œil attentif des protagonistes. Le pointeau descendit inexorablement vers le centre de la terre au bout de son cordeau blanc, raclant au passage quelques arêtes de pierre, puis s’immobilisa dans le vide à quelques millimètres du bas de la paroi. Il y avait bien un très léger faux-aplomb… Mais vers l’intérieur ! Bigeard, Robart et les maçons respirèrent. Pour ceux de Saint-Père, l’honneur était sauf. On haubana la ferme pour la nuit et on regarda les hommes en bleu reprendre la route de Paimbœuf. Par charité chrétienne, on s’abstint de tout regard en coin et de toute ironie…

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En ce vendredi de Pâques 1937, les rues étaient pavoisées d’oriflammes, d’étendards et de drapeaux flottant au vent en tête des mats dressés de place en place tout au long de la rue du Temple, entre hôtel de ville et église. On avait suspendu entre les façades des guirlandes de verdure où pointaient ça et là le carmin d’un camélia ou le blanc satiné d’une rose, au-dessus d’îlots de fleurs répandues sur le sol. En ce matin sombre et pluvieux, les paroissiens se pressaient déjà au pied de l’imposant édifice apparaissant encore plus blanc contre cette grisaille montant des marais.

On visitait par un escalier plongeant sous un linteau surbaissé une salle souterraine au plafond bas, sorte de crypte soutenue par des colonnades où pourraient se réunir les militants de la JAC et où la fanfare rangerait ses instruments. On accédait ensuite par deux escaliers latéraux à la salle paroissiale, vaste et claire, disposant d’une large scène où on disposerait bientôt de toutes les installations permettant une représentation devant un public nombreux. La foule affluait de plus en plus dense. Fière, oh combien ! Bien consciente que cet édifice sortait tout droit de son énergie collective adroitement mobilisée par l’un de ses pasteurs. Une légère brise se leva qui déchira peu à peu le voile gris du ciel, chassant les nuages et laissant percer un soleil de plus en plus vaillant.

14 h 30, place de la Mairie. On annonçait la voiture de l’évêque. Une onde parcourut l’assemblée. Se pressaient sur la place une vingtaine d’ecclésiastiques autour du curé Sautejeau, de Robart et des vicaires, le maire et son conseil municipal, la fanfare, les enfants des écoles et toute la population endimanchée, refluant vers les rues adjacentes. « Voilà Monseigneur ! Voilà Monseigneur ! » Le prélat descendit de sa voiture accompagné du chanoine Pineau, supérieur du grand séminaire de Nantes. Entouré de tout l’aréopage des prêtres, il fut reçu brièvement par le maire, Alexandre Moriceau. Puis le cortège s’ébranla vers l’église et la salle paroissiale, musique en tête.

La réception officielle de l’évêque par son curé et ses ouailles s’accompagna de force gestes et paroles symboliques. Un groupe de petites filles habillées de bleu, de rose et de blanc, se disposa en demi-cercle autour du prélat pour lui faire compliment au nom de la population et lui offrir des fleurs. Monseigneur Villepelet, touché de l’accueil, fit état de son plein accord avec cette devise aperçue sur l’un des arcs de triomphe : « Tout pour la jeunesse », ajoutant : « Celui qui tient l’enfant, tient aussi l’avenir ». Avant de procéder à la bénédiction de l’édifice, il ajouta, prophétique : « Saint Roch, c’est du solide ! Bâtie sur le roc, cette salle défiera l’outrage des temps ». Les maçons du cru eurent un petit sourire intérieur. Ils savaient bien eux sur quoi l’on avait bâti, et que pour compenser la trop molle résistance des limons marins, on n’avait pas lésiné sur la pierre pour stabiliser les fondations. On reforma alors le cortège pour gagner l’église où se déroula un salut solennel qui parfuma d’encens une assistance fière et recueillie.             accueil site

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Une guerre de sept ans
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La catastrophe du Boivre
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Une si longue occupation
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Portraits de guerre
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Echo d'un pays disparu
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Poche de Saint-Nazaire
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