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Une guerre de sept ans
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La catastrophe du Boivre
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Extraits de " La catastrophe du Boivre "


17 mars 1945 - quinze paysans tués par des mines allemandes

Geste-Editions 2005 ( 7 chap. - 174 p)

[...]

Ils étaient tous méconnaissables. Mais les copains, les voisins que l'on connaît depuis l'enfance, avec qui on s'est exercé à la lutte ou à la course et à tous les jeux de force qui font pousser les muscles et sortir l'homme de l'enfant, on les reconnaît à un rien, une mèche, une boucle de bretelle, un pantalon rapiécé ou un sabot fendu. C'est André Guchet, de la Rouaudière, qui avait reconnu Eugène. La nouvelle avait volé de village en village, aussi vite que les goélands remontant de la mer en piaillant au-dessus du lac ou que les noirs cormorans, comme des flèches au ras des eaux, puis figés au garde à vous, comme des croque-morts sur les piquets de clôture. Le curé Hauraix était accouru. On l'avait arrêté au portail... " On est au courant Monsieur le curé ".

Le père avait attelé le cheval, la mère avait glissé une couverture sous le banc de la voiture hippomobile et ils avaient pris la route de Saint-Michel-Chef-Chef. Vers les bas, se fondant avec les eaux grises de l'estuaire, miroitait l'inondation. On croisait des groupes se parlant à voix basse dans les cours de ferme. Le petit bourg où on avait transféré les dépouilles s'encombrait déjà d'attelages, de vélos et de badauds. Angèle avait tout de suite reconnu son fils... Les soeurs se souviennent du retour : Eugène enveloppé dans une couverture sur le plancher de la voiture, le père tenant le cheval par la bride, et la maman, à pied, par derrière. Le corps posé avec précaution sur la table de la cuisine. La toilette avant de le coucher sur son lit. La petite Thérèse n'avait jamais vu de mort. Le premier était ce frère bien-aimé qui depuis sa naissance l'avait faisait sauter sur ses genoux. Froid, la moitié du crâne arraché et noir de poudre... Devenu pour toujours une " victime du Boivre ".

[...]

Le marais avec son lacis de douves et d'étiers avait toujours été une terre de rencontre et d'échange. Au fil des saisons, on y rencontrait faucheurs et faneurs, pêcheurs et chasseurs, ramasseurs de mousserons et de pissenlits, rebouteux en quête de plantes qui guérissent, pêcheurs de grenouilles. On y croisait des bergères et leurs troupeaux ; quand elles avaient le tricot à la main et la marmaille dans les jupons, on les laissait papoter entre elles, mais si elles avaient la taille plus fine, les gars ne tardaient pas à trouver un prétexte pour descendre au Boivre. Les beaux dimanches d'été, après les foins, s'y pressait toute une jeunesse avide de s'écarter des villages pour causer et migailler à l'abri des oreilles et du regard des anciens. Lutte, tir à la corde, jeux de force, concours de saut par-dessus les douves ou le Boivre lui-même, moins large qu'aujourd'hui... Parfois, la perche restait plantée au milieu et on finissait à la baille.       accueil site

Pendant les premiers mois de la guerre, chacun avait dû prendre ses marques, choisir ses chemins et son heure. On admirait encore les voltes chaloupées des vanneaux et les grandes écharpes d'étourneaux et on enviait leur insouciance primitive, mais on avait appris à baisser la voix au lieu de hucher à tue-tête, à rentrer la tête dans les épaules, à contourner ou même à rebrousser chemin. On n'était plus seuls à sillonner ces chemins et enjamber ces fossés. La contrainte et la méfiance avaient remplacé cette sorte de légèreté du pas à travers les grands espaces maraîchins. Même le grincement familier du héron devint inquiétant. Sauf à la nuit ou sous le couvert du brouillard, impossible de se déplacer désormais sans être vu ; de toute part, à la portée d'une paire de jumelles ou d'une mitrailleuse lourde.

Après le succès de l'opération " Chariot " sur Saint-Nazaire et la décision d'étendre la " forteresse " aquatique à la rive sud de la Loire, c'est le modeste touque des Rochelets qui se vit le premier clouer le bec. Décision de Von Rundstedt, confirmée par Rommel. Au fil des hivers, le Boivre privé d'exutoire se répandit par-dessus les berges, remplit boires et douves, avala les mares, submergea les chemins, éroda les talus. Le cordon de dunes édifié en rempart naturel au fil des siècles constitua de nouveau une digue infranchissable pour les eaux du petit fleuve qui retrouva ainsi son antique visage gaulois, à l'époque où chaque marée débordant les rives poussait les pirogues monoxyles jusqu'à Saint-Père-en-Retz.

Avant de devenir une entrave aux transports et une atteinte directe aux biens,  l'inondation ne fut pas perçue immédiatement comme une menace. On avait l'habitude de voir le marais " blanc " chaque hiver... Il le resterait désormais l'été. Moins de foin, moins de pâture mais peut-être moins de patrouilles sur les chemins... Et quel terrain d'aventure pour la jeunesse et quel intarissable sujet de conversation ! Mais à l'instar des Vikings qui s'étaient aussi engagés dans ce fjord pour piller et rançonner les riches abbayes de la contrée, on vit les nouveaux envahisseurs s'installer sur ses berges ! Trois Tobrouks - au Port, à la Clercière et à l'Arche du Boivre - tenaient sous leurs feux à la fois le lac, la zone aérienne le surplombant ainsi que le no man's land et les abords immédiats de la poche sud de Saint-Nazaire, jusqu'à Frossay, la Sicaudais et Chauvé. Outre les intrusions par les chemins de terre, il fallait désormais redouter les débarquements discrets par les prairies inondées...

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Ce matin, le père Jean-Marie n'y tenait plus. Avant même l'arrivée des premiers attelages, il avait déjà quitté le Val Rose, longé les pancartes à tête de mort accrochées aux fils de fer hérissant les contreforts de la dune puis s'était aventuré le long de la tranchée... " Tiens, encore une ! J'aurais pourtant juré qu'il n'y en avait plus hier soir ! " Il avait remonté son béret et s'était gratté le front devant cette mine posée entre trois touffes d'alpha. Alors qu'il se penchait, examinant l'engin sous toutes les coutures, les premiers ouvriers arrivaient dans son dos :

- Alors Jean-Marie, tu viens d'en déterrer une autre ?
- Elle est bizarre, celle-là. On dirait qu'elle a poussé dans la nuit !

Le premier réflexe aurait pu être de la balancer sur le tas,  mais la présence de cet engin solitaire était bien intrigante. Hier soir, c'était propre, on avait tout ratissé, les artificiers allemands avaient tout désamorcé... Et voilà qu'on butait sur une autre, surgie de nulle part, comme neuve ! On se mit à genoux. Curieusement, la sonde de pression du détonateur semblait dévissée, on voyait apparaître des filets neufs. Le père Gantier s'approcha pour serrer la main de son oncle Gineau, puis chaque nouvel arrivant... Même le chien d'André Moriceau vint renifler la marmite. Chacun y allait de son commentaire, mais on n'osait pas y toucher. Pas un Feldgendarm ni un artificier pour prendre une décision ou donner un conseil de prudence. Jean-Marie Clavier, le tonnelier, s'écarta vers le front de dune dominant la plage, entraînant derrière lui Gustave Ferré : " Reste pas là, p'tit gars ! Elle a une drôle de mine, c'te mine-là ! " Le père Gantier leur emboîta le pas, suivi d'André Moriceau qui rappela Médor courant d'un groupe à l'autre en quête d'une caresse - le jeune chien noir et blanc était devenu la mascotte : la veille, il avait débusqué un lapin qui était venu se jeter dans la tranchée... et les pelles des cantonniers avaient fait le reste.       accueil site

Peut-être Louis Bertin aurait-il un avis ? Il avait été artificier à l'armée. Mais Louis Bertin n'arrivait pas. La veille, il avait quitté le chantier sur une impression bizarre : ces mines-là, on les manipulait avec de moins en moins de précautions... En fin de journée, certains les balançaient même sur le tas. Il est vrai que c'était réglé pour exploser à six cents kilos de pression et que les Allemands les neutralisaient une par une, mais tout de  même, une mine ce n'est pas une betterave qu'on jette sur le silo ! Il n'avait rien dit, mais sa décision était prise : " Demain, j'y retourne pas. J'irai lundi quand les Boches les auront embarquées " !... Un gendarme allemand arrivait de Saint-Brévin par la dune, vélo à la main, mais il n'aurait pas le temps ni l'idée de crier " Halt ! " Déjà, on venait de cueillir la mine au creux d'une pelle et de répéter un geste déjà fait la veille sans dommage, pour la balancer sur les autres...

[...]

Une main de géant projeta alors Gustave sur la plage en lui arrachant brutalement sa pelle. Déferlement de ferraille fouaillant l'air, bouleversant la géologie des lieux, dispersant  des pantins déchiquetés... La main en charpie, le mollet arraché, la cuisse en lambeaux, la poitrine grêlée d'éclats, le cou, l'oeil... Pas une partie du corps qui ne fût touchée, mais Gustave était conscient. Au-dessus, dans les vapeurs qui s'effilochaient vers les terres, des goélands braillards tournaient en rond. à lui toucher le bras, le cadavre du Feldgendarm, la tête arrachée... et à son poignet, le bracelet brillant d'une montre. Ne pas se laisser gagner par l'engourdissement, surtout ne pas s'endormir. Ramper vers la mer, échapper à l'asphyxie. Forcément, on allait les entendre gueuler ; quelqu'un allait chasser ces maudits goélands, de plus en plus bas sur la dune. Des voix, toutes proches, allemandes puis françaises. Des gendarmes !... " C'est le domestique de chez Guillou " !... On l'avait reconnu ! On allait s'occuper de lui. Il ferma les yeux et se replia sur les coups de boutoirs d'une douleur qui n'allait plus le lâcher...

[...]

Quand on dépouilla Gustave de ses loques, on arracha des muscles entiers avec l'étoffe, à la jambe gauche, à la cuisse. Une de ses mains semblait perdue, les os et les tendons pelés à cru. Au fond d'un trou, à la base du cou, on voyait battre la carotide. Le personnel allemand dispensa les premiers soins, puis le docteur Crasson et Madeleine Testard de Marans, l'infirmière de Saint-Brévin. Un prêtre lui proposa la confession... " Mais je veux pas mourir ! " protesta le jeune homme...

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La nuit suivante, grand clair de lune, pas de vent, petite frime sur le marais. Tout le dimanche, des centaines de familles des villages voisins ou du bourg de Saint-Père-en-Retz se pressèrent sur les chemins boueux pour se recueillir dans les maisons des morts. Têtes basses, béret à la main. Prières et recueillement, mains aux épaules, étreintes. De temps en temps, on changeait les bougies fumant dans leurs mares de cire malodorante et on remettait de l'eau bénite dans le bol où baignait la branche de buis ou de romarin.

Le lundi matin, à deux jours du printemps, le ciel se voilà de gris pour couvrir les foules qui allaient piétiner à travers le marais jusqu'au soir. à la Riverais, Auguste et Joseph Bichon et quatre autres porteurs posèrent le cercueil de Georges Crépin dans la voiture hippomobile puis on attendit les cortèges du Landas et du Port, avec les dépouilles de Pierre Artus et de Léon Guilbaud. Plus loin, au large de la Raterie et de la Cagassais, on accueillit Eugène Morisseau et Constant Glaud.

Chevaux et voitures, les familles par derrière, avec les voisins en renfort au fil des villages traversés. Vieux à casquettes, jeunes à bérets, femmes en fichus et mantilles,  gamins à galoche. Silence total du cortège entre les talus éclairés ça et là des éclats d'or des ficaires, au milieu des cris du marais. Que le sabot des chevaux ! Comme un hommage des bêtes à des hommes qui ne les mèneraient plus devant la charrue ou la charrette. à chaque calvaire, une pause, quelques minutes de recueillement dans le secret des coeurs. à Saint-Père-en-Retz, la foule s'écarta pour laisser approcher les attelages. Ceux de l'autre rive étaient déjà là. En tout, dix cercueils alignés devant la mairie. On tendit l'oreille pour entendre les paroles consolantes de Joseph Rouxel, l'adjoint au maire...

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Tous les protagonistes de cette catastrophe, les survivants comme les familles des morts, ont tenté de reconstruire la trame des minutes précédant le drame et de déchiffrer l'enchaînement des circonstances qui y avaient précipité celui-ci ou en avaient préservé celui-là. à demi-mot, on interrogeait l'injustice du sort : les matinaux et les courageux étaient morts ; les lève-tard et les buveurs de chopines étaient vivants. Celui-ci y allait tous les jours, celui-là pas du tout ! L'un avait été sauvé par les échalotes à planter, les choux à ramasser, le rendez-vous manqué... Ou le pressentiment. L'autre, au contraire, devait sa perte au vélo emprunté à la dernière minute, à la place échangée pour convenance personnelle, à son coup de pédale trop énergique, ou aux encouragements des proches : " Dépêche-toi, tu vas être en retard ! " Ajouter l'autoritarisme du père ou du patron : " T'iras demain ! " Ou au contraire la faiblesse de l'adulte : " Vas-y donc puisque t'as envie ! " Trivialité du partage des tâches quotidiennes et soumission aux besoins domestiques ordinaires qu'on appelle aussi fatalité. Vigne à tailler, vélo crevé, beau prétexte ! Mais les morts étaient morts, on n'allait pas les remplacer par d'autres et on n'allait pas regretter non plus qu'il n'y en eût pas davantage...

[...]

Au retour de la tournée de pain, Robert et Pierre s'approchèrent de l'ancien touque dont l'écluse était fermée depuis trois ans et la buse colmatée par les marées. Là aussi des terrassiers s'activaient. Etrange spectacle : un groupe de prisonniers nus comme des vers, poussés à coup de crosse dans le boyau de ciment. Quatre par quatre, ils se glissaient là-dedans avec seaux et pelles pour rejeter le sable derrière eux, aussitôt repris par d'autres, repoussé plus loin, jusqu'à la gueule du touque. Quand un groupe était épuisé, il se pointait au bord du trou et on en poussait un autre à sa place - les paysans français n'aimaient pas ça non plus !...

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S'effilocheraient bientôt les traditions de grands travaux collectifs - foins, battages, faucardage des douves... Dès les années 50, plus guère de rassemblements festifs de la jeunesse sur le marais ni de mariages de trois cents personnes. Sur les pentes dominant l'étier retourné dans son lit, on verrait s'ouvrir le bocage ; boeufs et chevaux céderaient la place aux machines ; ray-gras et maïs supplanteraient les pâtures naturelles... Ce drame de fin de guerre marquerait la fin d'une certaine légèreté de l'air et même d'une certaine insouciance où la rudesse des travaux se trouvait tempérée depuis des siècles par l'abondance des bras...

Les oiseaux du marais sont toujours là mais les troupeaux sont devenus rares et on peut désormais arpenter les berges du Boivre pendant des heures sans rencontrer âme qui vive. Soixante ans plus tard, reste  une blessure mal guérie et un menhir discret à l'écart des routes, portant quinze noms aux lettres d'or défraîchies. Les estivants passent devant sans comprendre.

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