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Une guerre de sept ans
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La catastrophe du Boivre
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Une si longue occupation
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Portraits de guerre
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Echo d'un pays disparu
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Poche de Saint-Nazaire
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Extraits de " Une si longue occupation "


Combats et vie quotidienne en pays de Retz de juin 1940 à la libération de la poche de Saint-Nazaire

Geste-Editions 2005  ( 21 chap. - 470 p)

[...]

Actualités de l'été 40... Place de village ordinaire, avec ses boutiques, ses cafés, sa mairie et ses cinq marches roides de granit où deux petits canons de bronze sont braqués vers la boucherie Clavreux et le café de l'Espérance. Des chats au soleil, deux chiens se reniflant le derrière. Un bruit de moteur sur la route de Paimboeuf. C'est François Allais, au volant de sa camionnette Renault : " Les Boches ! V'là les Boches ! " Le gendarme bedonnant qui se tenait dans l'ombre des établissements Bigeard, se redresse, rajuste son képi et pousse un coup de gueule sur un roulier assoupi. Il stoppe une charrette et trois vélos et les détourne illico vers la route de Chauvé avant de se figer au garde-à-vous au milieu de la place vide... Comme surgi d'une autre planète, un side-car surmonté de deux grands manteaux de cuir poussiéreux contourne le gendarme pour achever sa courbe devant la grille de la mairie. Le passager s'extirpe de son panier, déchausse ses lunettes, tape les talons de ses bottes pour chasser les fourmis, s'étire. Pas besoin de chercher un guide, déjà, le gendarme est au pied de la machine proposant ses services.

Suivent quelques voitures de précurseurs reconnaissant les lieux, grimpant les marches de la mairie pour se faire remettre les adresses des logements disponibles, poussant la porte des hôtels et des cafés et tirant la sonnette des manoirs et des maisons bourgeoises. Ici, deux sous-officiers, là dix hommes, plus loin une douzaine de chevaux. Curieuse impression d'assister à un spectacle déjà répété, avec des rôles bien appris et une connaissance des lieux et des structures sociales. Quelques jours plus tôt, on avait vu des civils inconnus arpenter les rues... Ne disait-on pas que les rares citoyens d'origine allemande avaient déjà quitté la région ! Cinquième colonne ?

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Images fugitives et tremblantes, zébrées de rayures ; bande-son crachotante et métallique. Mais cette guerre ne resterait pas un livre d'images. Arriva bientôt le grand convoi : voitures découvertes suivies de camions à chenilles où s'alignaient deux rangées de dix hommes harnachés, assis dos à dos sur des banquettes, fusil entre les genoux ; en remorque, d'interminables canons ayant bien du mal à prendre le virage vers la route de Saint-Brévin. Les adultes regardaient passer tout ça derrière les rideaux ou à la vitrine des troquets, mais les gamins s'enhardirent, sortirent des cours, envahirent les trottoirs... et se firent rabrouer par les anciens : " Retirez vos insignes, sacrénom ! Cette fois, c'est les Boches " ! Pas facile de les convaincre de décrocher du paletot ou de la chemise les fanfreluches militaires abandonnées quelques semaines plus tôt par les Tommies refluant vers Nantes après le naufrage du Lancastria. On assistait à un spectacle autrement réussi ! Cuir, ferraille, grenades et poignards. Costauds bronzés et en sueur, manches relevées. Fusils en faisceaux, ordres et appels, bras levés, claquements de talons, premiers poings sur les portes !...

[...]

Chez Robert Merlet, on avait porté à la réquisition une TSF hors d'usage et installé le vrai poste dans la cheminée - il fallait faire antenne de son propre corps en mettant le doigt sur la sortie. Etrange cérémonie quotidienne où après avoir installé fébrilement le bric-à-brac on se retrouvait plongé dans une géographie aux sonorités étranges et tragiques, peuplée de divisions de chars noircissant les étendues neigeuses de l'Est, d'escadrilles ininterrompues sur les haut-fourneaux de la vallée du Rhin, de commandos héroïques livrant des combats sans merci contre des ponts imprenables. Une entreprise inexorable était en marche, là-bas, au-delà des frontières, pour venir à bout de cette armée de féroces soldats qui avait voulu dominer le monde pour mille ans !

... Au bout du chemin de la Giraudière, le féroce soldat avait la tête d'un vieil Autrichien partant avec son cheval et sa carriole livrer des patates ou du foin à ses camarades de la Rouaudière ou de la Clercière. Celui-là avait bien cinquante ans et il en était à sa deuxième guerre mondiale. Il parlait bien français et voulait lui aussi avoir des nouvelles du front. De temps en temps, Robert l'entraînait avec lui pour écouter la rumeur du monde.

Pas besoin d'énergie extérieure ; celle concentrée dans un fil d'antenne de vingt à trente mètres, courant le long d'une conduite d'eau ou d'une gouttière suffisait. Il fallait bien sûr se procurer le précieux cristal gris anthracite, la valeur d'une noisette. Pour les radio amateurs du Massif central, pas de problème, le sulfure de plomb se trouvait en abondance dans les mines du Puy-de-Dôme, mais en pays de Retz on ne le ramassait pas dans les champs. Pourtant, quand on avait comme Robert la chance d'avoir un père travaillant à Paimboeuf, on ne restait pas longtemps sans nouvelles. Il semble bien qu'on avait découvert dans ce petit port une mine inépuisable du précieux minerai car les ouvriers de chez Kuhlmann en inondaient la région et pas seulement pour des raisons patriotiques - le petit morceau de galène, voire le poste tout monté, prêt à l'emploi, constituant même des objets de troc très convoités. Ils avaient mis au point en effet un procédé permettant de fabriquer un ersatz très convenable, par la combustion d'un mélange de soufre et de plomb. Les plus malins confectionnaient eux-mêmes leur bobine d'accord en " fond de panier " sur un support en carton fendu. Restait à récupérer un condensateur et à fixer toute cette quincaillerie sur une planche ou dans une boîte à cigares... Ne pas oublier quelques mètres de fil supplémentaire pour relier à la terre. Et bien sûr un écouteur.       accueil site

Commençait alors, de préférence par temps sec, la traque du point d'accord et le miracle de la capture intermittente d'une voix, d'une chanson ou d'un crépitement de parasites. Il fallait alors d'une main délicate déplacer avec une précision millimétrique le petit levier qui promenait la " moustache de chat " sur la galène jusqu'à ce mystérieux point sensible où, miracle, l'accord se faisait et Radio Londres vous parlait. Robert installa son poste dans le grenier du vieux manoir où était réfugié son copain Louis Loquin. On descendit un fil d'antenne vers le jardin ; le point d'accord n'était pas facile à trouver, surtout par temps de pluie ou de brouillard ou quand les Allemands brouillaient les ondes de leur moulinette magnétique. Pourtant, coûte que coûte, le jeune homme s'efforçait de ne pas décevoir l'attente de ses fidèles : " Alors, où que c'est rendu ? "... " Et les Américains ? Où qu'ils en sont ? "

[...]

Après trois ans d'occupation et de restrictions, on imagine la gageure d'assurer l'accueil de trois cents personnes autour d'une table pour le plus grand mariage célébré pendant la guerre... Mais la période limitait les fantaisies et les caprices ! C'est Pauline Clavreux  - maîtresse femme restée veuve à trente-sept ans - qui avait négocié le menu, prévu l'intendance et fourni les bancs, les tréteaux, la vaisselle... Tout ça amené la veille par des rouliers, avec boeufs et chevaux. Le vin et les serveurs étaient fournis par les familles mais on tua et découpa la vache sur place. La veille déjà, cent cinquante personnes à nourrir. Une ruche qui butinait entre les granges, les caves et les greniers, tendait les draps, tressait des guirlandes, calait le pied des tables, balayait l'aire de battage, dressait des mâts et des arcs de triomphe, remplissait les corbeilles de lilas, de muguet, d'arums et de glycine, mettait les barriques en perce et goûtait le vin. Sans parler des lutins s'écartant vers les prés et qu'il fallait tenir à l'oeil... ou du seau à repêcher au fond du puits.

Dans le sillage des six mariés, la noce s'avança sur la " route à nous ",  émoustillée par les trilles de l'accordéon d'André Prieur. Une floraison de voiles, de guipures, de gants et de pochettes blanches ; les gros noeuds en ailes de papillon sur la frange des petites filles, les garçonnets déguisés en hommes ; les demoiselles d'honneur, bouquets à la main, cambrées sous la robe qui balayait la poussière du chemin sur six kilomètres... " Ils arrivent " ! La patronne battit le rappel et distribua ses consignes à son commando de bouchers, pâtissiers, cuisinières et serveuses. Mme Sauvaget et Angèle Mellerin aux fourneaux, Roger Prieur lâchant l'accordéon pour se lancer dans la découpe des poulets... Clac ! Clac ! Un poulet pour quatre ! Restait à tartiner les gâteaux de Savoie de crème pâtissière tandis que se croisaient déjà les farandoles autour des paillers.       accueil site

L'entrée, deux plats de viande, un dessert. Pour trois cents affamés ! La vache fut mangée dans la journée. Plus une goutte de crème anglaise au fond des lessiveuses. Les invités du soir arrivèrent au bal à 19 heures, avant le couvre-feu. Fringale des gars du bourg qui se disputèrent les dernières cuisses de poulet. On dansait encore à 6 heures du matin. Scottish, one-step, quadrilles et gigouillettes. Pendant que retentissaient " Embrasse-moi Joséphine " ou " Piquons, Marie-Madeleine ", on entendit les batteries antiaériennes tonner du côté de Saint-Brévin. On bouscula un peu les couvre-feux mais le colonel Kaessberg se montra tolérant. Des soldats du Port laissèrent même le Tobrouk à la garde des grenouilles pour venir saluer les mariés, en voisins.

Les dernières trilles envolées sur les eaux du lac, la jeunesse repartit vers le bourg, bras dessus, bras dessous, se délestant d'une demi-douzaine de fêtards à chaque entrée de chemin -bientôt, pour quelques-uns, on repasserait au bout des mêmes chemins pour accueillir leur cercueil dans le cortège après la catastrophe du Boivre... Le lendemain, encore cent cinquante ; on mangea les restes. Le surlendemain, on démonta et nettoya puis on accompagna Marcelle - l'une des mariés - avec son mari Donatien vers son village du Maine-et-Loire. Joyeuse troupe à l'arrière du gazogène qu'on poussait dans les côtes. Le lendemain, ça s'effilochait, mais pour certains, ça aurait bien duré la semaine... S'il n'y avait eu l'avion, le grand cercueil volant américain s'écrasant aux Morandières, le 1er  mai 43...

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En ce matin du 1er mai 43, les gamins étaient dans la cour de l'école de Saint-Père-en-Retz, la main en visière, le col tordu vers le ciel. L'escadrille se dirigeait vers Saint-Nazaire, les chasseurs de Goering dans son sillage. Dans le quart d'heure seraient balayés des hectares de toitures, de rues, de places et de jardins publics, des écoles, des hôpitaux, des églises et, vraisemblablement, fort peu de batteries ni de blockhaus... Les yeux, les oreilles, le nez, la peau, tous les sens en alerte, le corps tout entier saisi par la vibration de cette machine géante barrant le ciel, invulnérable, on tendait le cou vers un avion à la traîne, avec un sillage noir, perdant de l'altitude, aussitôt cerné par une bande de Focke-Wulf grimpant en flèche jusqu'à surplomber la proie et basculant à pleine vitesse. Un des loups jaunes venait d'être touché et partit en fuite dans un panache de fumée... Mais le B17 lui-même semblait mal en point... Une explosion ! Une aile du bombardier se détacha et tomba en tournoyant. Interminablement. On retenait son souffle en voyant le grand oiseau désailé sombrer à son tour vers les champs au milieu du sifflement des moteurs et des débris enflammés. Des éclats et des impacts par centaines ; éléments de carlingue autour des maisons, des granges, des paillers et des mouches de bois. Mais pas un départ de feu, pas un blessé, pas une vache éventrée.

Une quarantaine de villageois remerciant le ciel de se compter tous vivants se précipitèrent aussitôt vers les points de chute principaux. Très vite aussi, les Allemands furent là. L'après-midi, pas d'école. Combien de garnements sautèrent dans la roue des plus grands pour foncer sur la route du marais. La suite se raconte en pointillés... On retira des débris trois cadavres : les sergents William R. Whalon, Daniel J. Cashman et Jessie C. Cleavelin ; et un peu plus loin le corps du sergent Arthur R. Mac Cormick dont les suspentes de parachute étaient restées accrochées aux gouvernes de l'empennage au moment où il avait été éjecté de l'avion.

Dans un champ voisin, les curieux découvrirent bientôt le jeune sergent Harley W. Fields, étendu de tout son long, jambes et bras écartés, avec sa brassière bien en place, mais le crâne fendu en deux. Harley portait encore ses bottes ; on voyait les sangles emmêlées du parachute qui ne s'était jamais ouvert. Ce gars-là était venu de Grand Rapid, au Michigan, pour mourir au bord d'un chemin du pays de Retz. Dans un champ voisin, le cadavre d'un autre jeune homme au visage pâle et imberbe. C'était Jay R. Sterling, le pilote du Blackswann... Déjà délesté de ses bottes et de sa montre en or. Désarticulé dans les touffes de blé vert ; yeux mi-clos, bouche ouverte, poings fermés, Jay semblait endormi. Sur les deux corps, au matin du dimanche, on retrouva un bouquet de fleurs des champs qui mit les Allemands en fureur. Non seulement, on ne leur avait pas signalé la présence de ces deux cadavres mais on les avait honorés d'un bouquet !       accueil site

Grimpé sur un talus bordant le champ où fumait encore la carcasse de l'avion, un officier rassembla la petite foule et dans un français impeccable, lui tint ce discours : " L'équipage de cet avion comprenait neuf hommes. Six ont été tués, un a été fait prisonnier, mais deux sont encore en liberté. Toute personne susceptible de nous donner des renseignements permettant leur arrestation se verrait récompenser par la libération d'un prisonnier en Allemagne choisi parmi ses parents, ses amis ou ses voisins. " Quels seraient les effets de ces menaces dans les heures qui suivraient ?

[...]

La petite bourgade de Saint-Brévin étirant ses allées le long du littoral devint une sorte de base arrière de la Festung Saint-Nazaire. Elle était elle-même protégée de toute part : au sud - contre les planeurs et les parachutistes - par le lac du Boivre et les milliers d'asperges de Rommel ; côté mer, par les blockhaus, les barbelés, les cordons de mines et les habituels obstacles de plage - on installa même des chars en bois pour leurrer les avions de reconnaissance ! D'éventuelles péniches parvenant à franchir le barrage d'artillerie de marine n'auraient pu s'approcher de la côte qu'à marée haute en raison des bancs de sable et se seraient alors s'empaler sur trois rangs de troncs plantés sur les plages - dont la dernière ligne surmontée de Tellerminen

La ville elle-même était truffée d'installations militaires protégées de barrages, chicanes et chevaux de frise. Les services de la Kommandantur et les officiers se répartissaient entre le Normandy, les Papillons Bleus, Ker Egyw, l'hôtel de la Duchesse Anne, à côté duquel se dressait le grand blockhaus de commandement et de télécommunication. Un mess à la villa Marie-Thérèse. à la villa des Tamaris, on distribuait les Ausweiss, et, à l'été 44, au moment du débarquement, on entreposait les postes de TSF. On ne comptait plus les chalets et les villas réquisitionnés. Celles des Rochelets étaient particulièrement prisées. Pour peu qu'elles soient surmontée d'une tour, avec vue sur la mer, elles se voyaient aussitôt investies par des officiers, au moins dans les étages supérieurs ; c'était le cas par exemple des Papillons Bleus et d'Alta Villa. On tolérait parfois la présence du propriétaire au rez-de-chaussée, comme dans la villa de l'artiste peintre Paul Rivemale où on appréciait aussi la présence d'un piano permettant de donner des concerts. Des officiers raffinés croisaient alors dans les allées, des jeunes filles revenant de leurs cours de chant, de danse ou de piano. Les pères veillaient au grain : " Elle n'est pas pour vous monsieur l'officier ".       accueil site

On plongeait ici dans un univers protégé, au milieu de bois et de parcs où prospéraient les pins, les chênes verts, les mimosas, les magnolias, mais aussi les vignes et quelques précieux potagers entretenus par des jardiniers venant du bourg de Saint-Brévin ou des proches campagnes pour cultiver de goûteux légumes iodés au bénéfice des nouveaux maîtres. On conserva le plus souvent le personnel de maison : cuisinières, femmes de chambre, lavandières... Après l'enfer des steppes glacées de Russie, certains officiers trouvèrent dans ce décor un paradis inespéré et bien émollient. Les noms mêmes de " Villa Maud " ou de " Papillons Bleus " faisaient rêver.

à Chanteclerc et aux Pervenches, chez Georges Lesage, on installa d'élégants canassons prélevés dans les écuries du Cadre noir de Saumur. Chaque matin, les palefreniers descendaient de Ker Egyw pour sortir les bêtes et faire la petite promenade de santé dans le parc. Une fois les montures nourries, bichonnées et harnachées, les officiers quittaient les chambres capitonnées de l'Amatika et de la Villa Maud pour leur promenade équestre... " Langsam Grenadier ! Langsam ! " Le crottin de Grenadier et de ses congénères était une bénédiction pour les potées de géraniums... et les plants de tabac.

La Baule, au nord, et Saint-Brévin au sud devinrent donc des destinations recherchées où les visites de généraux n'étaient pas inutiles pour rebander de temps à autre les énergies. Quand Rommel et son cortège traversèrent Saint-Brévin en avril 44, les habitants étaient aux fenêtres et aux balcons, dominant des voitures découvertes où il aurait été si facile de jeter quelques grenades, mais personne ne semblait redouter une telle folie. Dans les draps fins des Papillons Bleus, le visiteur de marque passa même une nuit d'un calme inquiétant, bercé par le roulis des vagues qui venaient mourir au pied de la dune. Comment dans un cadre aussi tranquille une garnison pouvait-elle encore maintenir un seuil de vigilance suffisant pour faire face aux menaces qui ne manqueraient pas de surgir ?...

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Se déployait souvent au cours de ces travaux de défense un sabotage rampant où la dérision prenait toute sa part et laissa dans les mémoires des souvenirs de franche rigolade venant atténuer l'humiliation et la rage du moment. Il ne s'agissait pas à proprement parler de " résistance " mais plutôt de " coulage ". Encore fallait-il deviner les limites de l'exercice et ne pas oublier la nature du régime auquel on avait affaire. Quand il fallait emporter un peu de matériel lourd sur le chantier  - pioches, barres à mines, masses, brouettes, sacs de ciment - on y allait en charrettes, chargées à bloc. Il fallait pousser à la roue dans la côte de l'Epinette, mais on n'était pas sur le chantier avant 11 heures ! Le temps de faire sauter quelques mines dans le rocher, c'était déjà l'heure du repas. On faisait signe au " commandant " Rouaud qui se faisait comprendre dans quasiment toutes les langues ! En allemand bien sûr mais aussi en russe ou en polonais dont il connaissait quelques mots. Il allait trouver Wladimir, l'officier, qui exigeait encore cinq minutes d'Arbeit avant de céder.

On ouvrait alors la musette où la bourgeoise avait serré un quignon de pain avec une tranche de lard et un oignon. Parfois ça rouscaillait contre la pénurie et le rationnement.... Le père François Pruneau qui venait de développer le grand mouchoir  laissa un midi exploser sa rogne à la vue de trois malheureuses sardines Soeurette : " La bougresse ! Trois Soeurettes ! Et point de beurre avec, c'est plutôt sec ! " Après le casse-croûte, selon l'humeur des gardes, on négociait une petite sieste de santé. La pause était parfois mise à profit par les plus délurés pour amuser la galerie. Rires un peu jaunes lorsque les blagues de corps de garde entraînaient aussi le fou-rire des gardiens. Mais qui aurait pu enrayer les pitreries de Milcent ?... Il avait juré ce jour-là de soulever deux hommes avec les dents ! On lui prêta deux ceinturons pour serrer les volontaires en fagot, mais au moment de soulever la charge, l'énergumène baissa sa culotte et se frotta les fesses sur la bouille des deux ballots. Quelle rigolade ! L'un des gardiens s'en tapait même littéralement le cul par terre. La journée de travail forcée au service du Reich prenait soudain une tournure un peu embarrassante.

On revenait le lendemain pour finir les trous qu'il aurait fallu recreuser, équarrir et nettoyer... Mais ça irait bien comme ça ! Parfois même, les Mongols à grande tresse roupillaient sur la plage... " La mer monte, dépêchons-nous " ! Le poteau était redressé dans le trou, une brouette de ciment mal brassé versée au fond... Et c'était déjà l'heure du casse-croûte. Pendant qu'on se restaurait, cul au sec sur les rochers, on contemplait, ravis, le spectacle des vagues inondant le ciment frais. Après la sieste, il faudrait repêcher les poteaux sur la plage ! L'aller s'était fait au pas du cheval mais le retour s'effectuait ventre à terre. Chacun récupérait sa pelle et sa musette, on reformait les colonnes par deux devant le café des Bons Amis : " Garde-à-vous ! En avant marche ! " grognait Jean Rouaud. Avant la dispersion, on refaisait un petit tour de ville, histoire de montrer à l'occupant et aux populations que les gars du pays étaient de courageux travailleurs sachant marcher droit. De temps en temps, on suivait ou on croisait une compagnie allemande regagnant son cantonnement. Des gamins sortaient des cours ou des ruelles pour emboîter le pas : " Ailli ! Aillo ! " chantaient les Allemands.... " Ali ! Alo ! " répondaient les gosses ! De retour devant le café du bourrelier : " Stop Fire ! " hurlait Jean Rouaud...       accueil site

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Pour maintenir le seuil de vigilance et imposer un rangement impeccable, Gavroche procédait à des exercices d'évacuation où hommes et matériel parvenaient à se fondre dans la nature en trois minutes... Seulement un peu retardés par l'aviateur anglais qu'ils hébergeaient depuis quelques jours et qui répugnait à porter sa charge ! Le sergent Jimmy Harrowing faisait partie de l'équipage d'un Lancaster atteint de quatre obus de Flak au-dessus de la gare de triage du Grand-Blottereau, le 12 juin 44. Il avait distribué généreusement à ses hôtes le contenu de ses poches : chewing-gum, cigarettes, pastilles vitaminées, pastilles pour purifier l'eau, nécessaire de couture et magnifiques cartes entoilées, colorées et... inutiles. Le vin de la ferme Pogu ne suffirait pas à en faire un adepte des vins français ; il appréciait par contre le lait de la ferme Lemaître qu'il buvait à volonté. Quant aux germes roses des " mogettes ", il les prenait pour des vers ! Rude vie des maquis pour ce jeune homme élégant et décontracté qui quelques jours plus tôt dînait dans un cottage confortable du Norfolk, servi par des jeunes filles aux petits soins pour ces valeureux équipages de bombardiers. On le surprit un soir en pleurs. L'installation d'un poste TSF alimenté par une dynamo de voiture actionnée par des cyclistes chevauchant un vélo sur béquille, allait lui redonner le sourire en même temps que des nouvelles de son île.

Alors que Myosotis s'occupait de l'administration, du recrutement et du ravitaillement, c'est Gavroche qui assurait la direction militaire pendant que Jo Le Sprint était aux fourneaux. Le camp s'était installé dans un petit bois de pins en lisière de la forêt de Guénégaud. Sur trois côtés, un rideau de broussailles et de buissons inextricables, et sur le quatrième, une barricade de branches et de fougères. Au sud, un vaste pré tout prêt à accueillir le prochain parachutage. Des huttes de branchages et de genêts furent édifiées, recouvertes de pelletées de terre qui les rendaient étanches au vent et à la pluie. Un foyer au milieu de la clairière ; des pointes dans le tronc des arbres pour accrocher armes et vêtements. Au milieu de tout ça, le hamac de Myo qui dormait en plein air, sous le drapeau. Des fossés furent recreusés pour y entreposer les containers attendus. Une barrique d'eau était installée sur un support de fortune... Mais on en buvait guère. La cuisine était bonne malgré le rationnement du beurre. Le petit-déjeuner se composait rituellement de pain, de beurre et d'une louche de rillettes par tartine, arrosé de café au lait et d'une goutte d'eau de vie. Paul Maisonneuve, en vélo, et le fermier Lemaître, avec sa charrette à boeufs, amenaient le ravitaillement.       accueil site

Cinq postes de garde furent créés, éloignés entre eux de plusieurs centaines de mètres. Au début, chaque sentinelle était isolée et n'était relevée que toutes les quatre heures. La ronde entre les postes était permanente. Heureusement, César Courapied qui assurait la permanence à la Boule d'or ne manquait pas de nouvelles recrues. Mme Bredin, la patronne, les faisait d'abord patienter dans l'attente du rendez-vous. Le sésame : un mouchoir rouge débordant de la poche supérieure de la veste et le mot de passe " Guitoune " ! Grand jeu de piste de ces beaux jours d'été où on quittait la dernière charrette de foin ou le bureau d'étude des chantiers pour rejoindre le maquis. On put bientôt diviser les gardes par deux et en décharger ceux qui partaient en missions extérieures... Jimmy, le pilote de bombardier, était inscrit sur la liste mais la première nuit, il s'endormit dans sa couverture...

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Depuis la mi-juin, un contact avait été rétabli avec l'état-major du colonel Kinley par l'intermédiaire du capitaine Grangeat-Alain désigné par l'AS pour mettre sur pied le 5è bataillon de marche FFI de Loire-Inférieure. Georges Guinel-Gueulard, organisa une entrevue le 20 juillet entre le capitaine Grangeat et ce fameux et insaisissable Gavroche dont on attendait beaucoup des qualités commando pour prendre en main le bataillon et superviser - une fois de plus - la recherche d'un terrain de parachutage. Cette réunion qui se tenait dans un café du Petit-Port, fut suivie d'une seconde, une semaine plus tard, dans les locaux de l'Union cycliste du Douet où se rassemblèrent les chefs principaux du maquis : Gavroche, Myo, Léhar, Pernet, Duguesclin... Pour mettre sur pied ce bataillon, il fallait des armes, donc un parachutage... Donc un nouveau maquis. Et pour ce maquis, il fallait un chef, ordre de Chombart de Lauwe-Félix !... On tournait en rond ! Quand il s'agit de se partager les responsabilités, la réunion devint houleuse. Duguesclin aurait la responsabilité du maquis ; Gavroche rassemblerait les hommes et les moyens... Fred Payen-Pernet, Irénée Legeay et Pierre Lemonnier installeraient les premiers groupes en forêt de Princé et reprendraient leur prospection en vue de trouver le terrain idéal, entre Vue et Cheméré. On réactiverait aussitôt tous les groupes sous l'influence de l'AS depuis 1943 : au total vingt-deux groupes pour un effectif total d'environ quatre cent cinquante hommes dès le début août 44, tous engagés par écrit et prêts à entrer en action dans les lignes ennemies... Si l'ordre et les moyens leur en étaient donnés !

... Une fois de plus, la rumeur se répandit comme une traînée de poudre. Il y avait un maquis à Princé ! Au fil des jours, on assista au ralliement des gars du coin qui connaissaient les lieux comme leur poche et dont les mois de planque avaient aiguisé les ardeurs résistantes. Les réfractaires qui rongeaient leur frein dans les fermes du pays de Retz, de Vue ou de Rouans en attendant la création de ce fameux maquis allaient enfin pouvoir sortir de leur trou. Certains étaient déjà aguerris aux privations et aux risques d'une vie clandestine, et dans cette guerre de bosquets et de bocage, de meuniers et de bouviers qui allait se développer aux marges de la Poche, ils seraient un précieux atout pour les bataillons FFI.

[...]

Déjà un an qu'au village des Quatre Peux, à Rouans, Ernest avait reçu son affectation et son billet de train :

" J'ai l'honneur de vous faire connaître que la commission mixte franco-allemande prévue pour prononcer les affectations des jeunes gens recensés au titre du Service du Travail Obligatoire vous a désigné pour aller travailler en Allemagne, à Eisenach, dans la Ruhr... La non exécution de votre part de cet ordre d'affectation est susceptible des peines prévues par la loi du 16 février 1943..."        accueil site

Ernest avait joué lui aussi la comédie du départ mais la ruse fut vite éventée. Les gendarmes et le maire frappèrent à la porte de la chaumière du père Barreau. Menaces, intimidations... " Pour moi, il est en Allemagne. Et s'il n'y est point, il est assez grand pour savoir ce qu'il fait " !... Rendez-vous avec Henri Massuyau, chef de district de la résistance à Sainte-Pazanne. Le jeune maçon n'arrivait pas les mains vides, extirpant un paquet bien emmitouflé de son blouson. En 42, il avait travaillé pour Todt, à la Pointe Saint-Gildas, sur le chantier du gros canon de marine de 240 mm sur rail qui commandait l'entrée de l'estuaire. Avant de couler le béton des blockhaus, il fallait ancrer les ferrailles dans le  rocher, donc pratiquer des excavations. On jouait avec la dynamite et les détonateurs. Quand la sentinelle avait le dos tourné, le jeune inconscient vidait un trou sur deux et bourrait son blouson. Un jour peut-être, pour faire sauter les mêmes blockhaus ? " Pour l'instant, tu files à Saint-Hilaire, lui conseilla Massuyau. Tu te présentes de ma part chez Ferré, à la Charpenterie ".

Les trois fermiers du hameau - Ferré, Chauvet et Clavier - faisant cause commune hébergèrent dès l'été 43 de nombreux réfractaires en provenance de Frossay, Vue, Rouans... Entre la Charpenterie et la Milsandrie, dans un rayon de trois kilomètres, ils étaient vingt-sept à coucher dans les granges, les greniers et les étables. On tuait vaches et veaux, on boulangeait. Le père Clavier avait même installé un moulin à farine dans un réduit, derrière une porte dérobée. Les meules ronronnaient doucement sous une goulotte d'où ruisselait le grain stocké dans le grenier. De la trémie la farine coulait dans la maie où on pétrissait quatorze pains de deux kilos par semaine. Le four était à dix pas et on ne manquait pas de fagots. Ni de pinard.

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Un parachutage fut enfin prévu pour la nuit du 3 ou 4 août 44. Les groupes du secteur furent mis en alerte : le 10è bataillon du Pellerin, aux ordres du mécano Julien Fourrier, avec quatre dizaines de courageux armés de quelques fusils et revolvers et d'une mitrailleuse qu'on avait installée sur la camionnette du boulanger Paré ; le groupe de Myosotis et celui de la Montagne avec Fred Payen et Irénée Legeay. On avait capté le message sur Radio-Londres : " Le vendangeur a perdu son chien ". Dans l'après-midi du 3, on se concentra dans le secteur prévu où on croisait des patrouilles allemandes nombreuses et nerveuses. Après que Parisien eût descendu un Feldgrau à la traîne, convoyant un vélo français à chaque main, on embarqua le cadavre dans la camionnette du boulanger, on l'enterra et on attendit la nuit.

Les tas de bois mort étaient prêts pour le balisage, les lampes électriques vérifiées. On entendit les moteurs de l'avion, on écarquilla les yeux. Premier passage. Les signaux lumineux attendus ne venaient pas... Etait-il bien anglais cet avion ? Ou le navigateur avait-t-il oublié son morse ? Payen hésita, imaginant même qu'il pouvait s'agir d'un avion allemand et retint son ordre d'allumage des lampes et des feux. Il allait revenir... Dans cinq minutes, les corolles blanches allaient s'arrondir au-dessus de la prairie, on allait galoper derrière les containers, couper les harnais, et à nous armes et munitions ! Deuxième passage. Toujours pas de signaux. Le bruit des moteurs s'éteignit peu à peu derrière le rideau noir des arbres que l'on devinait sous les étoiles. De façon inexplicable, l'avion avait remis le cap sur l'Angleterre... Ou sur un maquis plus chanceux.

Pour les hommes comme pour les responsables qui attendaient tellement de ce parachutage, le désarroi fut immense. Sa réussite aurait marqué une reconnaissance de l'utilité stratégique d'un maquis bien armé sur l'estuaire, à quelques heures d'événement décisifs pour la Loire-Inférieure. Ce qui fut peut-être en jeu cette nuit-là ? Rien moins que la libération totale et définitive du département, dans la dynamique de la libération bretonne. Pendant quelques jours, en effet, dans la panique allemande qui suivrait la prise de Nantes, les ouvrages permanents de Saint-Brévin seraient même désertés, une partie des troupes se débanderait, ne maintenant plus que quelques postes de sécurité échelonnés le long de la Loire. On peut imaginer que quelques groupes bien armés, pris en main par des chefs comme Gavroche, Myosotis, Pernet ou Pollono auraient pu ajouter au désarroi et à la panique et pousser l'ennemi à se rendre ou à déserter au moins la rive sud de la Loire, ce qui à terme aurait aussi réduit considérablement les possibilités de défense de Saint-Nazaire et la durée de son blocus. Mais ne refaisons pas l'histoire. Ce soir-là, tout le monde avait compris qu'il allait falloir continuer de se battre avec des lance-pierres et des bâtons ou chiper une par une les armes à l'ennemi !...

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Au regard de la situation proprement militaire, la formation des poches de l'Atlantique - de la Hollande jusqu'à l'Espagne, outre les forteresses hollandaises et les îles anglo-normandes, il fallait aussi ajouter Dunkerque, Lorient, Quiberon, la Rochelle-la Pallice, Royan, le Verdon, Gironde nord et sud -  entraîna deux conséquences : la première sembla très positive puisque qu'elle permettait de distraire du front principal environ cent vingt mille soldats allemands ; mais la seconde s'avéra très délétère puisque la présence de ces soldats - prisonniers virtuels - interdisait l'utilisation des principaux ports en eaux profondes de grand gabarit. Ces ports auraient pourtant permis de débarquer plus aisément le carburant et le ravitaillement qui feraient gravement défaut à l'hiver 44 lorsque les armées alliées piétineraient sur la Moselle et devraient même faire face à une contre-offensive. En attendant " les armes secrètes ", Hitler en ordonna la défense " jusqu'au dernier homme "... " sans tenir aucun compte des gens qui y vivent ". Heureusement, la plupart de ces " derniers hommes " ne souhaiteraient pas l'accompagner dans sa folie suicidaire ni entraîner avec eux les populations empochées.

Du côté de Saint-Nazaire, après les durs combats de retardement de la Roche-Bernard, le général Huenten s'efforçait encore d'élargir sa zone de défense en multipliant les incursions et les coups de main en zone libérée. On n'attendrait pas l'hécatombe de Brest pour voir retomber le fol espoir d'une libération intégrale de la Bretagne. Dès lors que Paris était libéré depuis le 25 août et qu'on voyait la ruée vers l'est se poursuivre, on commença à comprendre dans les campagnes que l'état-major allié avait renoncé définitivement à prendre les dernières poches de l'Atlantique et on rangea les drapeaux tricolores sortis un peu hâtivement de la naphtaline. Un corps d'armée US réduit à la portion congrue suffirait à l'encerclement de ces poches pendant que les FFI monteraient la garde rapprochée en espérant des jours meilleurs.

La ligne de front de la Poche de Saint-Nazaire formait alors un arc partant de la Roche-Bernard, longeant la rive sud de la Vilaine, bifurquant le long du canal de Nantes à Brest, à la hauteur de Fégréac, pour rejoindre Guenrouet, Notre Dame-de-Grâce et tirer jusqu'à la Loire en englobant Bouvron, Malville et Cordemais. Au sud, le front courait de Paimboeuf à Pornic en passant par Saint-Père-en-Retz. Dans cette zone quasiment circulaire d'un rayon de vingt-cinq kilomètres et d'une superficie de mille cinq cents kilomètres carrés, se trouvaient désormais enfermés cent trente mille civils et près de trente mille Allemands.       accueil site

Les états-majors et les réseaux déjà constitués allaient devoir dans l'urgence mettre sur pied des bataillons - en particulier au sud de la Loire où ne stationnaient plus de forces alliées conséquentes - qui auraient pour première mission de couper les communications entre les dernières poches de l'Atlantique par les routes du littoral. Il s'agirait ensuite de stabiliser et de contrôler les lignes et le no man's land tout en empêchant l'ennemi de harceler les populations limitrophes pour accroître sa zone d'approvisionnement. Enfin, il faudrait exercer une surveillance rapprochée sur une troupe qui, à l'approche de la reddition, pourrait se lancer dans des opérations de terreur ou de représailles contre les populations civiles.
Il faudrait pourtant attendre janvier 45 pour que la formation progressive d'un réseau de fortins et de postes d'observation entre lesquels circulaient des patrouilles régulières de maquisards, contraigne peu à peu les Allemands à se fixer dans les villages, à s'enterrer et à cesser leurs incursions et leur pillage alimentaire en " France libérée ", au nord comme au sud de la Loire. Au nord, c'est le général Borgnis-Desbordes qui s'efforcerait de rassembler les maquis FFI dans la 19è DI ; au sud, c'est le général Chomel qui mettrait sur pied la 25è DI permettant de recruter et d'encadrer jusqu'à seize mille hommes, à partir de janvier 45.

Quant à ces Allemands qui se déployaient dans les campagnes, de part et d'autre de l'estuaire, ils bénéficiaient d'un arrière inexpugnable de béton et de batteries de tous calibres mais ne disposaient pas de l'artillerie mobile ni des engins blindés ou même des camions qui leur auraient permis de déborder le front continu de soixante-dix kilomètres dans lequel on les contenait, pour tenter une contre-offensive visant par exemple à reprendre Nantes.       accueil site

C'est le général Junck qui commandait la forteresse nazairienne ; un " hitlérien modéré " dont la SS se méfiait, ne cherchant pas délibérément l'affrontement, répugnant aux exactions gratuites et souhaitant limiter les pertes humaines. Il était secondé par le général Huenten et l'amiral Mirow. Le premier était un nazi convaincu n'ayant plus rien à perdre ; le second, un marin qui souhaitait préserver la vie de ses derniers équipages, survivant à une guerre qui les avait décimés. Tous, néanmoins, étaient des militaires fidèles à leurs engagements et à l'état-major qui les avait nommés. Les calamiteuses tentatives de négociation visant à leur reddition furent rejetées avec dédain.

La garnison nazairienne proprement dite, dont toutes les énergies étaient jusqu'alors concentrées sur la sauvegarde et la maintenance de la base sous-marine, recadra ses missions vers la défense d'une zone élargie à l'ensemble de la Poche : défense terrestre, fluviale, maritime et aérienne, s'appuyant sur l'artillerie de marine, les blockhaus et la Flak. Tous les points d'appui fortifiés dans la zone de l'estuaire et sur le cordon littoral furent reliés entre eux par un minage systématique des rives et des côtes. En profondeur, s'organisa un cercle de défense constitué de centaines de cantonnements d'une vingtaine d'hommes en moyenne. Malgré l'hétérogénéité technique, militaire et idéologique de ces troupes et malgré un moral entamé, on avait affaire à une armée de campagne disciplinée et bien encadrée, et les jeunes FFI chargés de les contenir et un jour de les réduire allaient vite s'en rendre compte.

Pendant les premiers mois, les rangs de ces FFI de Loire-Inférieure seraient d'ailleurs trop clairsemés pour tenir en respect une garnison d'hommes aguerris, rompus à la surveillance, à la patrouille, à l'incursion rapide pour tâter les résistances, à la sécurisation des zones de cantonnement, y compris au coeur des villages. Nos maquisards inexpérimentés, dépenaillés et vite baptisés " terroristes ", avaient affaire à de vieux routiers qui avaient goûté depuis cinq ans à toutes les formes de combat, y compris à la petite guerre de bocage ou comme ils disaient, à la " guerre des buissons ". Pendant les premières semaines, les grognards allemands tentèrent d'y entraîner les jeunots français pour leur faire la leçon ; heureusement, ceux-ci comprirent vite qu'ils avaient à faire à une bête blessée mais toujours capable de sérieux coups de griffe. Après avoir enterré les premiers morts civils et les premiers FFI, il faudrait quelques mois pour admettre que l'ennemi n'était pas aux abois et qu'il ne suffisait pas de " se payer son Boche " pour gagner la guerre. Il s'agissait bien de limiter les empiétements et de faire sentir la férule du prochain vainqueur mais pas à n'importe quel prix pour les empochés qui n'en pouvaient mais.       accueil site

Après que certains actes de représailles heureusement limités aient laissé croire au début à une occupation s'appuyant sur la terreur, on constaterait pourtant une certaine intelligence politique et un grand pragmatisme de l'état-major allemand de la Poche. Les réquisitions, la gestion et le partage des logements, de la nourriture et du bois de chauffage, requéraient en effet de la mesure, de la discipline collective et un certain sens de l'équité qui poussèrent l'occupant à ne pas faire peser une pression trop forte sur les populations, ce qui aurait eu pour conséquence d'assécher rapidement le bassin d'approvisionnement et de radicaliser les comportements des civils en les affamant ou les maltraitant.

Alors que la libération de la Bretagne s'était effectuée au pas de charge et dans un climat d'insurrection populaire, il s'agissait désormais de canaliser certaines ardeurs un peu anarchiques et de définir les règles empiriques d'une guerre de poche où les cantonnements de l'ennemi collaient aux villages, où les charrois militaires et agricoles s'effectuaient souvent sur les mêmes attelages et étaient conduits par les mêmes cochers. Il fallait du discernement et une grande intelligence tactique : autrement dit, on avait besoin à la fois d'une force d'encerclement organisée et d'une solide direction politique qui ne se laisserait pas entraîner trop loin par la furia commando. Alors que de Gaulle lui-même, venu décorer la ville de Nantes de 14 janvier 45, ne disait pas un mot des conditions d'isolement et d'angoisse des empochés, il faudrait beaucoup de mesure et de fermeté aux officiers et aux administrateurs de part et d'autre des lignes, pour mener à bon port ce grand bateau de guerre de la Poche de Saint-Nazaire, bourré de soldats, de civils et de munitions.

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Un mois déjà que la guerre avait envahi pour de bon les abords du village. Elle avait commencé comme un feu de broussailles, sautant ballast et talus, enjambant les vignes, allumant taillis et boqueteaux, grimpant aux arbres, bientôt aux échelles de pailler et aux moulins. Là où on ne voyait avant que des masses inertes de verdures, on surprenait des reflets et des éclats ; là où on n'entendait que l'appel des geais et des vaches, il y avait des cliquetis, des jurons et des courses essoufflées. On était en septembre 44, à moins de deux kilomètres du petit bourg de La Sicaudais. Il fallut apprendre à reconnaître de nouveaux voisins... Bichon, Jarno, Hergat, Sellié, Forcier, les gars du 1er GMR, avec leurs drôles d'engins hérissés de mitrailleuses et de canons, ou ceux du 1er Hussard, les hommes de Schneeberger, le lieutenant boiteux. On était content de les voir mais pas plus rassurés pour autant. Apparemment, les choses étaient simples : il suffisait de se comporter en " bons Français ", donner les bons tuyaux au bon interlocuteur et au bon moment !

Pourtant, on ne pouvait se départir de quelques arrière-pensées. Si ça tournait mal, nos braves maquisards pouvaient décrocher... Mais nous autres, où irait-t-on ? On n'allait pas partir avec le village sur le dos ! Et on s'était déjà fait échaudé. Comme ce jour où Vital Leduc avait informé les FFI qu'une patrouille allemande prenait ses habitudes derrière le village. On avait vu rappliquer une section qui avait mis en batterie deux mortiers de 80 aux abords de la gare du Pas Bochet. La prudence des anciens avait alors dû tempérer la fougue de la jeunesse. Mme Toussaint, la chef de gare, avait parlementé avec les maquisards qui avaient consenti à relever la hausse pour balancer leurs obus sur un secteur dont les Allemands avaient déjà déguerpi depuis belle lurette !

Pour se réserver l'accès à certains points d'observation, les FFI n'hésitaient pas à en écarter les propriétaires, prétendant même qu'ils avaient miné les lieux ! Ainsi du moulin dominant le village dont le vieux meunier n'osait plus s'approcher. Quelle trouille quelques jours plus tard, lorsqu'une patrouille allemande en avaient franchi le seuil, entraînant avec elle le meunier et le bouclant au rez-de-chaussée pendant que là-haut, les soldats scrutaient la campagne. Chacun retenait son souffle, attendant l'explosion... et les représailles ! Oradour était dans les imaginaires de tous les villages, et si l'on se réjouit ce jour-là du gros mensonge des FFI, leur parole s'était sérieusement dévaluée.

Bien entendu, la situation stratégique de l'ennemi n'était plus celle de juin 44 où le champ des exactions possibles était encore illimité et où l'impunité semblait totale, mais cette analyse est parfaitement anachronique par rapport aux éléments dont disposaient les villageois à l'automne 44. Bien malin en effet qui aurait pu discerner alors les objectifs des deux partis et la durée future du conflit ! D'autres imprudences s'accumulaient, comme cette intrusion d'une patrouille FFI dans le village du Chêne Tied où on s'inquiétait de voir les soldats grimper sur le pailler pour observer les environs ; attitude deux fois condamnée car le pailler risquait d'être transpercé par la prochaine pluie et surtout, parce que les Allemands postés à la gare de Saint-Père-en-Retz, à deux kilomètres, auraient bien pu rappliquer dans le quart d'heure pour y mettre le feu ou faire évacuer le village. Le grand-père Leduc accourut juste à temps pour les empêcher de tirer en direction de la gare :

 - Vous êtes fous. Vous êtes trop loin pour les dégommer !

- T'en fais pas grand-père, c'est juste pour les énerver !...

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Il pleuvait de plus en plus dru ; la patrouille avançait prudemment. Flottait sur la campagne une odeur de pommes et de cidre. Ils venaient de dépasser un petit bois à leur gauche ; un autre, à droite... Jarno se souvenait de ses premières patrouilles du côté de Saint-Philbert, avec le sergent chef Fouché, l'ancien brigadiste, soldat expérimenté, prudent, sachant lire le terrain comme la carte : " Suis moi petit, la balle qui doit me tuer n'est pas encore forgée ! "... Mais désormais, c'était lui, le jeune maréchal des logis, qui marchait en tête et devait veiller au grain. " Et si, aujourd'hui, c'était un de mes hommes ? " pensait-t-il en avançant sous une pluie battante. " On n'est pas si nombreux : cinq douzaines de gars unis à la vie à la mort. Pas le moment d'en perdre un ". Il savait bien que les trois premières minutes d'une embuscade sont décisives. Là-bas, une silhouette venait de traverser la route. " Attention, ça sent le roussi ! " Camouflé dans le bois de droite, un fusil mitrailleur venait de les allumer et, aussitôt, dans une ferme à gauche, un autre lui faisait écho. Les hommes de tête se jetèrent dans le fossé, à l'abri du tir venant du bois mais nullement protégés des balles venant de la ferme. Jarno sentit une brûlure au bras droit et des impacts au bras gauche, à la cuisse et au ventre.  ça ne faisait pas vraiment mal. Du sang sur la manche : une balle avait traversé le biceps droit, une autre avait déchiré le pantalon au ras de la cuisse, une troisième avait traversé la veste au ras du ventre. Veinard et vivant ! Sans se retourner, il interrogea son copain Lemesle : " ça va André ? " Un râle pour réponse... Entravé par son FM, Lemesle s'était jeté au fossé juste une seconde trop tard, le temps de prendre une balle dans les poumons.

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Le facteur venait de quitter Chauvé pour Saint-Hilaire-de-Chaléons. Plus de boulanger. Village après village, parvenaient les ordres d'évacuation. à la Michelais des Marais, enjeu de combien de combats et d'escarmouches, les frères Bachelier avaient attelé boeufs et chevaux et commencé la noria vers Arthon. Pour ces familles, c'était la deuxième évacuation ; l'hiver précédent déjà, il avait fallu partir. Impossible de faire front plus longtemps à la bande de furieux qui tiraillaient à travers le marais, à toute heure et en tout calibre. Ils étaient en face, au village de Retord et faisaient des cartons sur tout ce qui bougeait. Dès que tombait le couvre-feu, c'était pire encore, impossible d'allumer une lanterne pour sortir pisser dans la cour ou aider une vache au vêlage.

à la rallonge des jours, on revint pourtant pour les travaux d'été, avec une future mère à bout de force, atteinte de pleurésie. L'accouchement se présentait mal : " Ce sera la maman ou le bébé ", avait dit le médecin. La petite Marie-Claude était venue au monde, avant de s'éteindre au bout de huit jours. C'était la nuit du 13 septembre 44. La famille, les voisins, chapelets à la main autour du berceau, dans une demi pénombre animée par la flamme de quelques cierges. On frappa violemment à la porte. Ordres martiaux. " Licht, verboten ! " La grand-mère rassembla les petits autour d'elle, les enveloppant d'Ave Maria. On se regardait sans bouger. Les coups redoublèrent. " Vont pas nous bouffer ", grommela Léontine, qui se dirigea vers la porte d'un pas décidé et l'ouvrit sur une patrouille de couvre-feu. Elle attrapa le gradé par le bras, le tira à travers la grande salle et fendant les rangs de l'assistance vint le planter devant le berceau. Dans la lumière tremblotante, on devinait le petit visage de cire, enfoui dans sa robe de baptême. L'homme se récria en se repliant vers la porte à grands pas mais Léontine le rattrapa par la manche. " Ja ! Ja ! Verstehen ", se défendit-il. Elle désigna alors les cierges dont les lueurs tremblotantes étiraient la grande ombre du soldat sur la parure blanche de l'enfant : " Ja ! Ja ! " concéda-t-il, avant de battre en retraite.       accueil site

Ce soir-là, on les avait mis dehors mais aujourd'hui, ils avaient gagné. La famille Bachelier quittait la ferme, tête basse, derrière charrettes et troupeau, comme tout le village qui devait se relancer sur les routes vers un vague cousin ou le plus souvent au hasard. Les Douet vers Sainte-Pazanne, suivie de Claire Bouyer qui devrait se débarrasser de ses vaches à la prochaine foire. La famille Rochais de la Gautrais suivrait ses beufs jusqu'à Talmont, en Vendée. Le père Samson, impossible de le pousser plus loin qu'Arthon, et encore, il avait fallu insister... Quand les deux frères Bachelier étaient venus le chercher avec leurs attelages, il était dans son jardin avec pelle et pioche : " Faut partir père Samson ! Les Boches vont arriver ! " Pas de réponse. Les deux hommes s'impatientaient... " Je partirai point avant de les retrouver ! " Enfin, on chargea le bonhomme et son fatras. Il était assis sur son gros poste de TSF. Sur ses genoux, une boîte barbouillée de glaise : " J'vas quand même pas leur laisser mes Napoléons !

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Alors que depuis le 5 février 45, il n'y avait plus un seul soldat allemand sur le sol français - en dehors des poches de l'Atlantique - ça s'enflammait à nouveau autour du Grand Moulin dominant la route de Vue, à une portée de fusil du bourg de La Sicaudais... On avait oublié que la Poche sud comptait encore quelques moulins à raccourcir ! Celui-ci avait déjà été occupé par les Allemands pendant quelques heures le 21 décembre 44, juste le temps de constater qu'il constituait une excellente vigie... Comme le clocher de Chauvé. Ce moulin de la cote 40 était devenu leur bête noire, ils résolurent de le mettre à bas.       accueil site

Il fallait un canon puissant et surtout l'approcher à bonne distance sans être vu. C'est le 88 installé à Beau-Soleil qui fut choisi ! Les boeufs de Pierre Hamon, de la Grande Bodinière, furent réquisitionnés et attelés dans la soirée du 11 février 45 devant la lourde pièce qui traversa la gare du Pas Bochet, gagna le bourg de la Sicaudais et redescendit discrètement sous le couvert de la nuit dans le chemin de Coprès. On prépara soigneusement le feu d'artifice et à 16 heures solaire du mardi-gras 13 février : " Feueur ! " Chaque coup fit mouche, de plein fouet. Un grand trou en plein milieu, la toiture qui bascule, les planchers et les mécaniques s'effondrant dans un nuage de poussière ; au loin, les quatre canons de 105 de marine, camouflés dans l'allée de châtaigniers de l'Epinerie, redoublant les coups sur les lignes françaises... Une limousine noire chargée d'officiers quitta discrètement les lieux pour reprendre la route de Saint-Père-en-Retz et regagner l'état-major brévinois. Kaessberg lui-même ? Les distractions étaient rares à l'époque

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Les meuniers de la Poche garderaient de cette période le souvenir d'un travail harassant, quasiment jour et nuit, car à partir de la mi-juin 44, plus d'électricité. Jusqu'alors, le meunier Donatien Barreau du Moulin Neuf approvisionnait ses trois boulangers de Saint-Père-en-Retz de cent quatre-vingt quintaux de farine hebdomadaire. Il fallait désormais charger le blé du silo de la gare dans deux charrettes, courir au moulin Dousset au Clion et en ramener la farine. Dès que la saison de battage fut terminée, on  installa la locomobile d'Henri Dousset au pied du moulin et on adapta courroies et poulies pour entraîner trémies, aspirateurs à poussière, épierreuse et meules. On travaillait à quatre et on ne dormait que cinq heures par jour.Le plus dur n'était pas la meunerie mais la maintenance et le ravitaillement de la machine à vapeur. Il fallait l'abreuver sans cesse à l'eau claire qu'on allait quérir avec la tonne et le cheval ; au seau, sans grenouilles et sans lentilles. La locomobile dévora en quelques semaines les réserves de bois sec et de minette restant des battages. On se résolut alors à lui donner du bois vert. Combien de charrois amenés par exemple par les frères Bouyer qui dûrent couper à blanc les taillis de châtaignier de la Rouaudière ? Mais il fallait encore retailler et écaler tout ça en bûchettes si on ne voulait pas voir le feu s'étouffer. La machine s'essoufflait, s'encrassait ; chaque matin, il fallait ramoner les tuyaux... Pour ce seul moulin on en épuiserait trois.

 à partir d'avril, plus question de changer de boulanger et plus question non plus de distraire le moindre petit sac de cinq kilos de farine pour les crêpes ou les gâteaux. Chupin, le grand commis des blés et farines avait la consigne expresse d'exercer un " contrôle sévère des boulangers et de rendre compte des fuites constatées "... Bouhard lui-même faisait des inspections surprises, bien convaincu qu' " il n'y a pas plus rusé qu'un meunier " ! Pas bien difficile de tomber sur l'aubaine permettant de remonter les bretelles à tout son petit monde... Ce jour-là, c'est une réfugiée de  Saint-Brévin qui allait payer l'amende et abandonner sur place le petit sac de six kilos de farine ! Le gendarme tendit un doigt menaçant vers le meunier : " Je le pose là, M. Barreau. Et la prochaine fois, je veux le trouver là ! " Il faudrait, quelques jours plus tard, courir après le soldat allemand affamé qui tentait de chiper en douce la farine à Bouhard.       accueil site

Le 24 avril 45 - comme pour la viande - Bouhard lâcherait la bride, laissant toute latitude aux maires pour autoriser des ventes de pain quotidiennes. Les boulangers pourraient prendre possession de la farine qui leur revenait auprès des meuniers sur simple présentation d'un bon signé du maire et fixant la quantité de farine au prorata du nombre de D, E et V... de leur commune et suivant les quantités attribuées à ces catégories, le prix à la vente étant fixé à 5 francs le kilo... Et comme il fallait aussi économiser le papier, il conclurait son ultime directive par la petite note pratique : " 67 quintaux de farine blanche, blutée à 75 %, sont prêts chez Crespin et Barreau. " Enfin du pain blanc ! Au moins mourrait-ton le ventre plein !

D'un seul coup d'oeil, chaque commerçant ou responsable du ravitaillement pouvait reconnaître la catégorie du demandeur ou l'aliment concerné, selon la couleur du papier ou de l'encre utilisée, selon la couleur du fonds ou du texte. C'est ainsi que les " denrées diverses " étaient imprimées en bistre sur fond vert et orange et sur papier canari, que la viande était imprimée en bistre sur fond rouge et violet et sur papier bulle pour la catégorie R alors que le texte était en rouge pour les M, en violet pour les U "normal" et en vert pour les U "spécial"... ! Un artiste contemporain s'emparant de ces planches de tickets pourraient en faire un matériau pictural à la palette graphique d'une richesse infinie... Pour les tickets de pain, on avait choisi un papier blanc avec un texte en rouge et bleu sur fond violet... Chaque boulanger disposant d'une liste d'inscrits dans chaque catégorie !

Mais voilà qu'à quelques jours de la Libération, le moulin Crespin devait être arrêté, que celui de Paimboeuf devait tourner au ralenti jusqu'à épuisement de ses stocks, que Piesseau devait alimenter en farine Saint-Brévin et Paimboeuf... s'il était alimenté en blé par Saint-Brévin et Corsept !... Pauvre Bouhard ! Qui pourtant n'en avait plus pour longtemps à souffler sur les ailes des moulins ! La Libération ne résoudrait pourtant pas le problème. Au contraire même, le retour progressif à une certaine loi du marché verrait refleurir la spéculation, l'inflation et la pénurie.

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Il fallait aussi fixer les prix à la vente... Les patates à 110 francs les 50 kilos, les tomates à 12 francs le kilo, les pommes 1er choix, 8 francs, les oignons, 6 francs... Et il fallait encore préparer la récolte suivante. C'est ainsi que l'on vit le 20 décembre 44 le " jardinier-chef " allemand assurer le maire de Saint-Père-en-Retz et ses cultivateurs de toute sa sollicitude... tout en demandant avant le 31 décembre un état de " l'exacte quantité de semences de primeurs disponibles pour le printemps ". Discipliné, le maire fit la tournée des commerçants de Saint-Père pour dresser l'inventaire des graines de radis de Milan, carotte de Chantenay, chou pomme nantais hâtif, betterave rouge crapaudine, poireau de Carentan monstrueux, tomate Pierrette... Liste poétique et surréaliste que le zélé capitaine Bauterek aurait tout loisir de déchiffrer pendant ce long hiver qui précédait sa captivité. Il apprendrait par exemple que Saint-Père-en-Retz disposait de 185 kilos de graines de haricots verts, de 29 kilos de graines de rutabagas et de 22 kilos de graines de radis national, dont 3 kilos chez Bahuaud, 3 chez Bazureau, 2 chez Bouyer, 10 chez Rondineau et 4 chez Baconnais !       accueil site

De même, avant d'accorder ses quotas de semences de pommes de terre, la Kommandantur de Saint-Brévin demanda de lui fournir la liste alphabétique des cultivateurs, les surfaces à ensemencer et les réserves disponibles... L'état fourni par la mairie de Saint-Père-en-Retz le 14 janvier 45 faisait apparaître que la moyenne des superficies s'établissait autour d'un demi hectare et que par exemple la veuve Mellerin de la Grutière souhaitait ensemencer 0 ha 30 mais ne disposait d'aucune semence... Alors que François Huchet, à la Barraudière, disposait d'une tonne de semences. Heureux homme ! Le 2 février 45, il fut décidé que Saint-Brévin recevrait donc 3 tonnes de semences de la Sicaudais et que " Saint-Père-en-Retz devrait s'employer à fond pour faire entrer ses impositions car il était dommage qu'une commune aussi riche ne puisse pas faire rentrer 8 tonnes de pommes de terre " !
La convoitise des soldats allemands pour les Kartoffels était proverbiale mais au printemps 45, la fringale des réfugiés et des citadins du littoral leur imposa une concurrence qui les inquiéta. Bouhard dont le camion venait de se faire arraisonner et délester de deux tonnes de patates, s'énerva même de les voir prendre une mesure de restriction du ravitaillement des civils dans les fermes... " Nous ne pouvons admettre plus longtemps un tel état de choses... "

...On reçut aussi une directive signée Emminger, interdisant " de donner du colza et des navets aux animaux, ces produits étant réservés à l'alimentation humaine " - recommandation qui avec le recul historique prend toute sa charge dérisoire en même temps qu'elle révèle bien la grande misère alimentaire de l'heure. Le 30 avril 45, on interdit aux cultivateurs " de couper le blé vert pour servir de fourrage ", ce qui accrut leur inquiétude quant au devenir ultime de ce blé si on le laissait venir à maturité... à l'été 45 !

Quant à l'ultime directive, elle manifestait une sorte d'autisme de l'administration militaire allemande, les maires étant chargés de procéder à un recensement du bétail et des volailles vivant à la date du 10 mai 45 ! "  Des vérifications pouvaient avoir lieu sans avis préalable. Tout bétail ou toute volaille non déclaré seraient confisqués. Les listes de recensement devaient être déposées à la Kommandantur locale avant le 12 mai 45, dernier délai. " Ce document était signé du colonel Von Kohler " commandant de la forteresse "... qui ne disposait pourtant plus à cette date que de quelques heures pour compter les oeufs dans le derrière des poules !

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Dès le 10 avril, Félix avait bien bel et bien fait prévenir le sous-préfet Benedetti qu'une attaque de la Poche était programmée et... inévitable ! Mais alors que les éléments les plus bouillants de l'entourage de de Larminat souhaitaient rééditer l'opération girondine sur Saint-Nazaire, quelques sages des deux camps s'efforçaient pourtant de tirer sur la corde de la négociation. Après que le sous-préfet eût envoyé un message à Junck lui demandant de ne rien commettre d'irréparable, celui-ci lui répondit par l'entremise de M. Toscer, maire de Saint-Nazaire, que si on l'attaquait, il exécuterait fidèlement ses ordres de destruction. Benedetti franchissait de nouveau les lignes pour se rendre en ambassade auprès de de Larminat, puis du jeune commissaire de la république Michel Debré, installé à Angers. Cela ne suffisant pas à faire baisser la pression, il fallut frapper plus haut, jusqu'à la porte du général Juin et de son adjoint Sevez qui finirent par annoncer un sursis à exécution... " à condition que Junck se rende "... On tournait en rond ! à vrai dire, dans les antichambres du nouveau pouvoir, certains esprits " purificateurs " semblaient faire peu de cas du sort promis aux civils de la Poche de Saint-Nazaire en cas d'assaut. Ces " empochés ", dont la plus grande partie avait refusé l'évacuation, ne s'étaient-ils pas accommodés de l'occupant ? Ne méritaient-ils pas en même temps que celui-ci une sorte de punition rédemptrice ? D'autant plus que Junck réitérait son refus de capituler et précisait que tout était prêt pour faire sauter le port... Heureusement, la dynamique de la capitulation générale était à l'oeuvre sur d'autres fronts.

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La fouille avait été sévère. Karl n'était pas content : on lui avait pris ses bottes, ses chaussettes neuves...

- Tu es culotté ! " dit-il au jeune soldat faisant main basse sur ses mouchoirs.

- Ferme-là ! répondit le jeune homme. Moi j'étais à "Dacho" !

Dachau ! Il avait entendu le nom de ce camp chez les Bourreau... " C'est pas beau ce qu'ils ont fait là-bas. Quand la guerre sera finie, les alliés vont pas vous faire de cadeaux " disait le père Alexandre. Karl dévisagea le godelureau :

- Ah bon ! Et quel âge as-tu ?

- Dix-neuf ans !

- T'as l'air bien jeune et d'avoir une sacrée bonne mine pour un gars qui sort de "Dacho" !

Karl accompagna un de ses gradés pour se plaindre au responsable FFI. " Pas touche aux affaires personnelles ! " concéda l'officier français. Karl en profita pour demander une faveur : " On est une centaine de Tchécoslovaques et on en a marre de se faire traiter de Boches. On voudrait se bricoler un insigne avec nos couleurs ; il nous faut du tissu ". Chaque jour, il revenait à la charge... Jusqu'à ce qu'un garde l'accompagnât chez le tailleur Brouteau à Saint-Père-en-Retz. Sur le chemin du retour, il se sentait heureux comme un romanichel venant de conclure le marché du siècle avec le prince de Bohême : sous sa veste, un bon mètre carré de chacune des trois couleurs - les mêmes que les Français qui n'avaient pas tout pendu à leurs balcons pour fêter la Libération. Eux, ils arrangeaient ça autrement : sur une petite planchette rectangulaire découpée au flanc d'un peuplier, on tendait les trois petits bouts de tissu cousus au fil blanc ; les deux trapèzes rectangles, en miroir, blanc et rouge ; et à gauche, le triangle bleu. Par-dessus, avec un fil d'aluminium récupéré dans un câble téléphonique tombé sur la haie, ils formaient l'initiale stylisée de leur malheureuse république : CSR. Arborant le précieux insigne au revers de la veste, ils se sentaient moins exposés aux caprices des gardiens ou aux agressions des autres prisonniers.  

Le terrain était entouré de fils de fer et gardé par des miradors. On faisait monter les fortes têtes ou les chapardeurs sur une étroite plate-forme en haut d'un poteau ; le puni devait s'y maintenir pendant des heures au risque de la chute sur des barbelés ! On les nourrissait de soupe claire et ils dormaient sous la tente. Les paysans du coin prêtaient quelques faux pour couper du foin servant de litière.

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Une guerre de sept ans
( extraits )

La catastrophe du Boivre
( extraits )

Une si longue occupation
( extraits )

Portraits de guerre
( extraits )

Echo d'un pays disparu
( extraits )

Poche de Saint-Nazaire
( extraits )

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