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Avant-propos à "Echo d'un pays disparu"

Bribes de vie, petits et grands destins de gens ordinaires
Simples humains de la ville et des champs
En robe, soutane ou tablier, bleu de travail ou velours à grosses côtes
Chapeau ou barrette, mantille ou foulard, casquette ou béret sur la tête

Marquis et châtelaines, prélats et notables en haut du pavé
Tout en bas, bonnes et journaliers, fermiers et métayers
Baissant le front vers leurs sabots crottés

Prêtres meneurs d’hommes, curés rabat-joie, vicaires motocyclistes
Charrons, cordonniers, maçons, couturières 
Mécaniciens, rouliers, marchands de moules

Buveurs d’occasion ou assoiffés chroniques
Fleurs de lys et enfants de Marie, poilus pétuneurs et camelots du roi
Rebouteux, guérisseurs, passeurs de feu et bonimenteurs de foire

Langage fleuri, tendresse et rosserie dans le même panier
 
Crépitement de la rousine, pétrole lampant, tremblement des chandelles
Ébaupins et rogations fleuries, ferveur des missions, splendeur des fêtes-Dieu
Balines d’avoine et fleurs d’oranger

Rudesse des enfances, tendresses des grands-mères, chaleur des fratries
Ardeur des battages, recueillement des veillées
Chants et danses, aluette et colin-maillard

Frôlements de mains, chastes baisers, patience des cœurs et des corps
Meugnons et promises, amours contrariées ou couples éternels
Hommes rebutés, femmes forcées et enfants sans père

Maladies inconnues, accidents imparables, douleurs sans consolation
Ruses, vacheries et coups tordus
Endurance et résignation, paradis attendu

Isolement des fermes, baulements des chiens, cris de la feurza et chants des gueurnovelles
Tyrannie du coq, puissance des bœufs, patience de la jument
Brouillard des marais, angélus et tocsin, angoisse de l’orage sur les gerbes ou les foins

Derrière le bourdon des souvenirs sonne la tricotaine des mots oubliés
Dibelins, abeurnottes, ambiets, marguilliers, alise, coquets, dourne, dormeuse et caline
Métiviers et moulangeurs, mulons et jagottes, mêles et castilles…

 

Régularité des travaux saisonniers, résistance des hommes et des bêtes, lenteur des déplacements, robustesse des objets, solidité des vêtements, longévité des enracinements, permanence des couples, profondeur des croyances, omnipotence des prêtres et des châtelains… Autant de marqueurs d’une époque où il fallait aussi se battre avec les rigueurs du climat, la pesanteur des superstitions, la lourdeur des plats, l’âcreté des piquettes, la menace de maladies sans remèdes, et l’enfermement définitif dans un horizon conjugal parfois déserté par l’amour. C’est de cette civilisation que descend en droite ligne la génération du baby-boom à laquelle j’appartiens. Nous y rattachent encore pour quelques années les parents qui nous restent et le dernier carré silencieux et désormais très âgé des maisons de retraite dont les « résidents » apprirent à lire à la bougie. 

Ils furent à la fois les enfants des poilus de 14, les vaincus de 40 et les conquérants des trente glorieuses. Ils savaient dresser les bœufs et en tirer toute la puissance, attachaient de l’importance à la rectitude d’un sillon comme à celle d’une vie. Le samedi, ils coupaient pour le dimanche la provende des vaches… Pas question de travailler le jour du Seigneur ! Celle-ci redoutait de s’abîmer la vue à la lumière des premières lampes électriques ; celui-là maudissait le tracteur et tournait en dérision la moissonneuse-batteuse. Ils ne plantaient pas de couteau dans un pain sans y faire une croix, et les miettes recueillies sur la table iraient dans la soupe du soir.

Prospéraient en même temps les avant-gardes et les francs-tireurs qui accueillirent avec enthousiasme les bienfaits de la modernité : la fée électricité, le moteur Bernard, la pompe Japy et le tracteur Ferguson qui allaient introduire de la puissance, de la fluidité et du rendement. La machine soulageait la peine des hommes mais elle vidait aussi villages et campagnes, et, mine de rien, en deux générations, vous faisait passer du vieux monde au nouveau*. Il fallut moins de bras dans les champs et plus à l’usine et dans les bureaux. Le palmarès des familles nombreuses devint plus clairsemé. On devenait « moderne », à marche forcée. La lessive du lundi quitta la lessiveuse et la brouette des lavandières pour sauter dans le tambour de la mère Denis. On rasa les talus et on dessoucha les trognes ! Arrivaient le remembrement et la moissonneuse batteuse, avant l’ensilage et la stabulation libre. L’air lui-même améliorait ses performances : il ne se contentait plus d’irriguer vos poumons ou de porter les effluves des lilas, des glycines ou des étables, il se chargeait d’ondes et d’énergies invisibles qui abreuvaient de sons et d’images des boîtes auprès desquelles on se rassemblait à heures fixes pour se recueillir devant de nouveaux dieux dont les vestales étaient appelées speakerines. Les jeux mirobolants d’Interville rendirent bien fades ceux des kermesses paroissiales. Arriva l’heure de la voiture pour tous et de la maison individuelle. On se débarrassa des lits à rouleaux et des tables à rallonge pour les meubles en teck et les cuisines intégrées. On repeignit en noir le brabant ou la roue de charrette pour les installer sur la pelouse comme les icônes d’un monde perdu. Pendant que s’effaçait le réseau millénaire des sentes et des chemins creux, s’étendait celui des quatre voies. Entre deux ZAC constellées de parkings et de hangars remplis d’objets et de marchandises indispensables, s’étaleraient bientôt des champs de céréales vastes comme des aérodromes... Resterait à attendre la pilule, Internet et le téléphone portable. 

Pour nous guider parmi les décombres de ce monde, il fallait quatre passeurs : Eugène Charriau, Marie Mellerin, Maurice Landry et Colette Charrier. Eugène né en 1908, Marie en 1911, Maurice et Colette en 1923. Avant de le quitter, Marie et Eugène avaient eu le souci de laisser une trace de leur passage dans le siècle. Marie-Claude, une des filles de Marie Mellerin, me remit ses cahiers, et Daniel, un fils d’Eugène, me prêta ses carnets. Quant à Colette et Maurice, ils ont tenu la plume avec moi et éclairé ma recherche de leurs avis et de leurs conseils, replongeant sans cesse dans leur mémoire vivace, colorée et lucide.

Que cherche-t-on aujourd’hui dans les photos sépia à moitié effacées ou entre les pages jaunies d’un cahier d’école, sinon la source lointaine de notre propre destin ? On trouvera ici des naïvetés et des candeurs, des sagesses et des croyances dépassées, de petits plaisirs qui nous paraîtront bien fades. Ils accompagnèrent pourtant des hommes et des femmes qui surmontèrent le malheur de deux guerres, surent élever et nourrir des familles nombreuses sans l’énergie des machines, affronter les souffrances et les angoisses ordinaires sans le secours de la médecine qui guérit les corps ni celui du divertissement généralisé qui cajole les âmes.

Michel A. Gautier, décembre 2009


*À la veille des deux guerres du XXème siècle, en 1914 et 1939, 7 millions de personnes travaillaient aux champs en France. En 2007, notre pays ne comptait plus qu’environ 1,7 million d’actifs agricoles.

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