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Avant-propos à "Portraits de guerre"
Ces portraits de guerre viennent clore un cycle de quatre ouvrages consacrés à cette période des années 39-45 qui sont la matrice secrète de ma génération, celle de " ces millions de beaux bébés " que de Gaulle souhaitait donner à la France au lendemain de la Libération, et qu'on a appelée depuis la génération du baby-boom. Nous partageons avec nos propres enfants le privilège de n'avoir pas connu la guerre. Sauf dans les livres ou au cinéma. La plupart d'entre nous avons déjà perdu nos parents ou grands-parents qui furent les témoins, acteurs ou victimes de ce dernier cataclysme mondial. Combien d'entre eux, avant de disparaître, ont eu l'envie, la patience ou le temps de partager cette expérience, et les avons-nous écoutés ?
Or, nous sommes les enfants de cette Histoire et, à notre insu, elle pèse sur nous et détermine nombre de nos angoisses, de nos affects ou de nos codes de lecture d'un monde toujours inscrit dans le grand jeu des équilibres entre guerre et paix. Comment ne pas voir par exemple que des hommes revenant de cinq ans de captivité en Allemagne, après avoir été souvent les héros de combats inutiles en 1940, éprouvèrent une amertume et un ressentiment qui ne furent pas sans conséquences sur la vision du monde transmise à leurs enfants ? Cette interminable occupation pose d'autre part des questions plus spécifiques à notre région, celle par exemple de la trace laissée par la cohabitation prolongée de populations rurales " empochées " avec un occupant honni partageant le même toit et la trouille des mêmes bombes pendant les neuf derniers mois de la guerre ; d'autant plus que les villages situés de l'autre côté des lignes et tout le pays libéré se lançaient déjà dans la reconstruction, et que la nouvelle administration vous soupçonnait plus ou moins de vous accommoder de votre sort et vous traitait de " collabos de la poche " !
Un autre sujet de tension a été peu abordé, celui de la présence aux marges de cette poche de jeunes maquisards FFI ou FTP ayant déjà libéré leur propre région et s'étonnant parfois de voir la jeunesse locale se contenter d'attendre les échéances dans une passivité relative. D'un côté, une jeunesse héroïque, de l'autre des populations résignées ! Vision à la fois simpliste et fondée. En effet, s'il faut convenir que la jeunesse du pays de Retz ne rejoignit pas en masse les bataillons FFI, il y eut dans les villes du littoral, mais aussi à la campagne, de nombreuses façons de résister à l'occupant, parfois peu spectaculaires mais tout aussi risquées que les armes à la main. On constate en même temps que le rôle des troupes d'encerclement fut à la fois problématique et décisif, l'inexpérience et l'inconscience juvénile le disputant parfois au courage voire à l'héroïsme qui permirent de contenir puis de réduire la poche de Saint-Nazaire.
Les journaux de marche et les notes quotidiennes de certains témoins viennent ici fixer le cadre des faits marquants de la période. C'est ainsi que l'on trouve de larges extraits de journaux ou mémoires de guerre tenus par quatre jeunes gens d'une vingtaine d'années à l'époque : Pierre Lécuyer, un paysan d'une ferme de Frossay ; Jean Bertrand, un maquisard de la Vienne engagé sur le front de la poche ; Pierre Dousset, un ouvrier minotier de Pornic ; et Guy du Pasquier, un jeune prêtre breton réfugié à Port-Saint-Père. On a affaire à quatre observateurs attentifs, désireux de concourir au combat commun contre l'occupant, et tous quatre dotés d'une plume alerte et incisive.
Dans une première partie du livre, nous pénétrons dans l'intimité des fermes occupées, évacuées ou détruites ; c'est l'occasion de décrire la force des réseaux de solidarité familiaux ou villageois entre Saint-Père-en-Retz, cœur économique de la poche sud, et La Sicaudais, petit bourg de première ligne, constamment disputé entre les deux armées. Puis, nous suivons l'itinéraire singulier de quelques jeunes gens n'hésitant pas à se lancer dans des formes de sabotage qui pourront paraître héroïques à certains, naïves ou dangereusement inutiles à d'autres.
Dans la deuxième partie, nous découvrons l'imbrication à haut risque des populations du marais de Vue et de la Prée de Tenue avec les soldats des deux armées se menant une guerre sans merci entre Buzay et Frossay. Après une description du dernier été d'occupation allemande du marais de Vue, on trouve un rappel de l'action résistante des maquis du sud-Loire dans les semaines qui précédèrent la constitution de la poche. Est évoqué enfin le rôle spécifique des bataillons FFI en provenance de la Vienne, comme ceux des groupes Le Chouan ou Lagardère.
La troisième partie fait le portrait de quelques figures pornicaises, depuis celui du jeune minotier Pierre Dousset, à travers son journal de guerre, celui d'un mécanicien, d'un plâtrier, d'une libraire... Mais aussi d'un maquisard du maquis de Scévolles venu monter la garde devant Pornic, avant de s'y marier et de devenir entrepreneur de maçonnerie de la côte de Jade ; celui encore de Michel Pollono, le plus jeune otage de la journée du 26 août 1944 où Pornic faillit sombrer dans un massacre de masse. Nous revenons enfin sur les destins croisés des familles Pollono et Loukianoff, et en particulier sur celui de Rostislaw Loukianoff, photographe pornicais, ancien officier de l'armée du tsar, devenu l'artisan principal de la libération des otages mais aussi de la reddition des troupes supplétives russes du Major Potiereyka.
La dernière partie permet, à travers l'expérience d'un jeune prêtre désireux à tout prix de participer à la libération du pays, de décrire les derniers mois d'occupation autour de Port-Saint-Père. C'est l'occasion d'évoquer la perception du conflit dans une partie du pays de Retz qui eut la chance de se voir libérée dès l'été 44, donc d'échapper à la poche. L'occasion aussi de découvrir l'épilogue de cet exploit militaire réalisé essentiellement par des civils, consistant à capturer trois cents Osttruppen armés jusqu'aux dents, ceux-là mêmes qui quittèrent Pornic et sa région au moment de la fermeture de la poche, et sous la direction du colonel ukrainien Potiereyka se dirigèrent, dans la nuit du 3 au 4 septembre 1944, vers les lignes françaises entre le lac de Grandlieu et la Loire.
Ce récit historique est construit essentiellement à partir des témoignages des protagonistes de la période. Comme les ouvrages auxquels il fait suite, il n'a qu'une ambition : partager tant qu'il est encore temps la mémoire vive des derniers témoins. Il est jalonné de cahiers de photos présentant le portrait de quelques-uns des protagonistes du récit. La qualité de ces images laisse parfois à désirer, mais elles en disent souvent long sur les pénuries et les frustrations de l'époque, ainsi que sur la force de caractère de certains personnages. En scrutant le détail des paysages, des objets ou des vêtements, chacun mesurera la distance temporelle en train de se cristalliser inexorablement, mais en regardant tous ces jeunes gens au fond des yeux, une émotion nous saisit, car ces expressions et ces poses nous sont tellement familières et ressemblent tellement aux nôtres.
Michel Alexandre Gautier, le 5 décembre 2006
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