nous écrire |
Des fermiers s’y succédaient depuis plus de cent ans, tirant leur pitance de quelques vaches, d’une truie, de quelques boisselées de blé et de trente rangs de vigne. Petit Mottay, ferme du marais au bout d’un chemin de terre. Un hiver normal, les eaux venaient mourir à vingt pas, au bas de la cour. Une fois le « touque[1] » fermé par les Allemands à l’été 1942, on avait vu l’étier du Boivre se répandre, gonfler ses eaux au fil des hivers, jusqu’à venir noyer chaque marche du seuil, envahir la terre battue et atteindre bientôt les fenêtres.
L’oncle Joseph avait dû battre en retraite vers les hauts, avec famille et bêtes, mais ne se résignait pas. En ce printemps 1945, on était en passe de libérer le pays et la guerre semblait avoir épuisé toutes ses ruses. Restait ici à libérer la « poche » de Saint-Nazaire… et quelques hectares de terre inondée. Le jour où on avait sonné le rappel pour débonder le lac en lui frayant un passage à travers la dune, il ne s’était pas fait prier… Mais ce soir-là, on avait ramené son corps allongé au fond de la carriole. Un parmi les quinze compagnons foudroyés par un monceau de mines antichar.
Je suis né dans cette ferme de Saint-Père-en-Retz où mon père, au lendemain de son mariage, a remplacé son frère Joseph à l’été 1946. Mes petits voisins les plus proches étaient des « orphelins du Boivre », quatre gosses poussant le troupeau et secondant la mère dès qu’ils étaient en âge d’abandonner leurs culottes courtes. Les traces de la guerre étaient encore partout : blockhaus dont on récupérait les ventilateurs pour actionner les forges, barreaux cloués sur les arbres-miradors, caisses de grenades ou de plastic cachées dans l’ombre des caves, carter de protection des grands projecteurs de Flak de la Clercière récupéré pour couvrir le puits ou confectionner des mangeoires à cochons… Mais ce qui encombrait aussi l’espace et les mémoires de nombreuses familles de riverains du marais, c’était le souvenir de cette journée tragique dont on ne parlait pas et plus généralement de cette longue parenthèse de la « poche » que l’on s’était hâté d’oublier pour se lancer dans la reconstruction et rattraper le temps perdu.
Dans un premier ouvrage consacré à cette période où je faisais le récit des sept ans de guerre et de captivité de mon père, j’évoquais en quelques phrases ce drame collectif qu’il avait lui-même découvert le jour de son retour au pays en mai 1945[2]. À l’issue d’une rencontre avec des lecteurs, Gustave Ferré, dernier survivant de la catastrophe, m’avait interpellé : « Tu ne parles pas beaucoup du Boivre dans ton bouquin » ! devenant par ces mots le premier témoin du récit qui va suivre. Depuis ce jour de janvier 2003, je n’ai manqué ni d’aide ni de confiance ; après chaque visite, je voyais grossir mes cahiers et la liste des témoins à voir absolument… « Alors où en est ton livre sur le Boivre ? » demandait Gustave. Mon enquête débordant largement les limites du marais rassemblait la matière de deux livres : le premier consacré à la catastrophe elle-même, le second à l’histoire de la Poche sud de Saint-Nazaire - l’histoire singulière et l’histoire de tous.
Le récit heure par heure de cette journée du 17 mars 45 appartient bien à la dramaturgie générale de cette fin de guerre, mais il est aussi une tentative de biographie collective d’une grande confrérie maraîchine dont l’auteur lui-même serait l’un des enfants. Quant à l’enquête sur l’histoire de la Poche - où les morts et les blessés du Boivre s’inscrivent dans la longue cohorte des victimes civiles et militaires - elle a pris la forme d’un récit historique brossant le tableau général de l’occupation dans tout le sud de l’estuaire de la Loire[3].
[1] Terme utilisé en Pays de Retz pour désigner la sortie de l’aqueduc du Boivre. Cet exutoire est commandé par une vanne actionnée à chaque marée.
[2] Une guerre de sept ans. Éditions du Petit Véhicule, janvier 2003
[3] Paru chez Geste-Éditions sous le titre Une si longue occupation, mai 2005
nous écrire |