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Avant-propos à "Une guerre de sept ans"

Il est né en 1917, moi en 1947. Au même âge et à trente ans d'intervalle, nous avons fréquenté les mêmes lieux. Pour lui, c'était la guerre, pour moi, son simulacre qui ne dura que quinze mois ! 

C'est à l'automne 39, dans le prolongement de son service militaire, que la jeunesse de mon père bascula dans la guerre. D'abord, celle qu'on appela " drôle ", puis en mai 40, la vraie, celle qui tue et où l'on doit tuer pour sauver sa peau. Deux mois où un jeune paysan et son cheval tirant un canon antichar, sont ballottés à travers les prés et les forêts d'Argonne, côtoyant les misérables convois de l'exode sur les routes de la Meuse et guerroyant contre un ennemi qui, le quatrième jour de l'offensive, avait déjà partie gagnée. 

Témoin et acteur de ce grand traumatisme national qui continue de travailler nos mémoires : dix millions de réfugiés sur les routes, cent mille morts, un million cinq cent mille prisonniers. Capturé le 17 juin 40, après avoir été cité à l'ordre du régiment, il restera prisonnier cinq ans, de stalag en Kommando, dans les usines et les fermes de la vallée du Rhin, autour de Mannheim. C'est après sept ans d'absence qu'il reviendra au pays et pourra épouser Mimi. 

En 1969, on m'envoya faire mon service militaire en Allemagne ; dans la région même où mon père passa sa captivité. Service militaire difficile, physiquement et psychologiquement, où l'on ne faisait pas de cadeaux aux étudiants qui avaient mis le feu aux poudres un an plus tôt. On nous fit jouer à la guerre. Et parfois, on se prit à y croire : les lieux d'abord, cette région frontière de l'Est, avec ses forêts et ses rivières si âprement disputées dans l'Histoire, où se déroulaient nos manœuvres et nos exercices de combat ; les sonorités de la langue allemande ensuite, à la fois évocatrices de terreur et tellement tournées en dérision dans les films qui ont nourri ma jeunesse, et enfin, la pression continue d'officiers nostalgiques de guerres coloniales à peine refroidies, frustrés de ne pouvoir déployer leurs compétences dans de vrais conflits et passant leurs nerfs sur la troupe. Le choc fut rude. à maintes reprises, en jouant à la guerre, je me suis demandé : " Comment réagirais-tu si c'était la vraie " ? Les mêmes forêts, les mêmes vaches dans les champs, le même soleil d'été et la même odeur de foin, les mêmes armes et les mêmes embuscades mais avec de vraies munitions et de vrais ennemis en face ! Cette vraie guerre, je ne l'ai pas faite. Appartenant à la première génération, depuis des siècles sans doute, qui n'a pas été convoquée pour ce rituel, j'ai essayé de combler ce " manque " en rassemblant les bribes d'une histoire qui, depuis mon enfance, avait nourri ma mémoire et mon imaginaire. 

Le temps passait sur les deux mémoires, réactivées de temps à autre par les lettres, les visites ou le décès d'anciens camarades... Jusqu'à Noël 2000 où, après une nouvelle évocation de sa " guerre de sept ans ", je commençai de transcrire le récit de mon père et de scanner les photos jaunies... Je venais d'allumer la mèche d'un détonateur de mémoire encore en parfait état, pour lui comme pour moi. 

En scrutant les photos du soldat de 39, je revoyais celles d'un autre jeune homme de 69. Tout se retrouva sur la table, son passé et le mien. En ouvrant carnets et enveloppes, en consultant les cartes, précisant les lieux, les faits et les dates, je mettais à jour un entrelacs infini de réseaux souterrains où mes souvenirs, mes impressions, mes sensations mêmes, croisaient les récits de mon père sur sa guerre et sa captivité. Par quoi commencer ? Son histoire ou la mienne ? Pourrais-je brasser ensemble ces vieux souvenirs et, si longtemps après, en rendre compte sans les enjoliver ni les trahir ! Dans le train des petits plaisirs immédiats et du divertissement généralisé, qui s'intéresserait encore à ces sempiternelles histoires de bidasses et à ces récits de guerre oubliée ? 

Mon père et ses compagnons d'infortune encore de ce monde ont tous dépassé les quatre-vingts ans. Impossible de réparer l'injustice qui travaille la mémoire des survivants de cette " Campagne de France " mais au moins pouvais-je redonner la parole à ces jeunes hommes dont le destin fut brisé ou empêché, les écouter simplement nous dire qu'avant d'être des battus, des " victimes à plaindre et pour qui prier ", nombre de ces " malheureux prisonniers " furent d'abord des combattants. 

Pour décrire au plus près leur application quotidienne à survivre, leur acharnement à comprendre et à trouver leur place dans un grand chambardement qui les dépassait, au fil des entretiens, j'ai replongé avec leur compagnie dans les neuf mois d'attente démoralisante de la " drôle de guerre ", à jouer aux cartes, protéger les armes de la rouille et nourrir les chevaux. Quand, après un hiver de neige, de froid et de gadoue, aux patrouilles inutiles, réchauffées de gnole et de pastis, on demanda à ces hommes de faire face instantanément à la Blitzkrieg, " je " me suis retrouvé avec eux, le barda sur le dos, marchant vers le front. 

J'ai alors découvert qu'avant d'être une débâcle, la Campagne de France de mai-juin 40 fut une guerre d'une extrême violence qui fit jusqu'à vingt mille morts par semaine sur le territoire de deux départements. Soixante ans plus tard, les cendres n'en sont toujours pas refroidies. Revécue dans les cauchemars, racontée aux proches, elle fut rarement transformée en roman. Qui s'intéresse aux combats perdus d'avance et aux sacrifices inutiles ? Il s'agit donc encore d'une histoire privée, escamotée, peu connue du grand public. Après avoir stigmatisé l'exode et la débâcle avec une délectation masochiste, l'historiographie officielle célébra la Résistance et la France Libre avec des trémolos et un unanimisme tout aussi suspects, mais elle tint sous le boisseau le courage et les souffrances des soldats de mai-juin 40. Les enfants des écoles connaissent l'appel du 18 juin, le Chant des partisans, le débarquement, " Paris libéré par lui-même ", mais qui connaît les combats de La Horgne ou de Stonne, de Stenay, Beaumont ou Vouziers ? Alors que ces combats revêtirent souvent la même violence que ceux de 14-18, ils ne se s'inscrivirent pas dans la mémoire collective car ils préludaient à la honte de la défaite et de la collaboration. On se pencha sur les causes du désastre, et parfois sans complaisance, comme Marc Bloch dans L'Etrange défaite, mais on s'attarda peu sur les combats eux-mêmes et sur leur coût humain. 

Surclassés technologiquement, commandés par des élites politiques et militaires minées par le défaitisme et largement incompétentes, débordés instantanément, encerclés et capturés en quarante jours, ils se battirent au-delà même des possibilités humaines, sans ravitaillement, sans information, sans armes adaptées au type de guerre moderne imposée par les Allemands. Après la percée éclair de Sedan, le " coup de faux " de Guderian, la prise de Paris et l'encerclement de Dunkerque, c'est miracle que dans la déliquescence politique générale ils aient tenu si longtemps.

 Lors des accords de collaboration, on vendra leur jeunesse contre un plat de lentilles. Cinq ans plus tard, ils reviendront d'Allemagne, " la queue entre les jambes ", amers et désabusés. Il ne sera plus temps pour eux de fanfaronner dans les villages ni de raconter leurs exploits au café. En 1945, les héros, ce seront les FFI et les FTP, les gaullistes et les communistes. Parmi eux, d'authentiques résistants, y compris d'anciens combattants de 40, mais combien de héros en peau de lapin, volant au secours de la victoire pendant les dernières semaines de la guerre et qui plastronneront dans tous les rouages politiques et économiques du pays jusque dans les années 80 ? Les soldats de 40 porteront seuls les stigmates et le déshonneur de la défaite, alors que les élites politiques et les états-majors - y compris militaires - se referont très vite une virginité sous l'aile tutélaire de de Gaulle et de la " France Libre "... Avant de replonger dans les guerres coloniales, sans tirer vraiment les leçons d'une défaite française qui fut d'abord politique. 

Mais laissons les historiens déchiffrer la Grande Histoire et revenons à la " guerre de sept ans " d'un simple soldat. Ses souvenirs doux-amers m'ont permis de retisser la trame d'évènements qui pèsent encore sur nos mémoires. Au cours de nombreux entretiens, le récit s'est construit dans un constant aller-retour entre la parole recueillie auprès de mon père et la version écrite que j'en rédigeais entre mes visites, m'efforçant de lui fournir un cadre historique et géographique, puis, une fois la trame et les faits établis, de lui donner une forme littéraire. J'ai donc prêté ma plume à une voix, c'est pourquoi ce récit est écrit à la première personne.

Michel Gautier, septembre 2002.

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